Les mouvements de population1 ont rythmé les dernières décennies de l’histoire de l’Albanie et du Kosovo. Que ce soit dans les années 1960 à la recherche d’une meilleure situation économique ou pour des raisons politiques dans les 80’s et 90’s (fin de la dictature d’Enver Hoxha et guerre du Kosovo notamment), de nombreuses familles albanaises ou kosovares se sont exilées en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en Scandinavie ou outre-Atlantique.

 

Bien entendu, ces mouvements de population ont aujourd’hui des répercussions sur la vie footballistique du pays. Actuellement, l’Albanie se situe à la seconde position² de son groupe de qualifications pour la Coupe du Monde 2014 au Brésil. A la tête de cette sélection, on retrouve le capitaine et leader Lorik Cana, parmi d’autres joueurs élevés et formés à l’étranger (Ujkani en Belgique, Migjen Basha en Suisse, Edgar Cani en Italie, etc.).

cana

Lorik Cana, l’esprit albanais

L’histoire de Cana est emblématique. Né en 1983 à Prishtina (Kosovo), Cana a quitté le Kosovo enfant, passant la plus grande partie de sa jeunesse en Suisse. Cependant Cana n’a jamais oublié ses origines, ayant notamment l’aigle à deux têtes albanais tatoué sur le biceps gauche. Lorik Cana est aujourd’hui le capitaine de l’Albanie, ayant suivi les traces footballistiques de son père Agim, ancienne star de la belle époque du KF Pristina dans les 80’s.

Pour Kosovare Mezini3, Cana « est le symbole de la sélection car il représente l’esprit guerrier des Albanais. Nous sommes des guerriers, nous sommes investis à 120% tout le temps et nous ne lâchons jamais rien. Il aurait pu jouer pour la France mais il a choisi l’Albanie, devenant un modèle pour de nombreuses personnes. J’aimerais que plus de joueurs suivent son exemple. »

 

Un Suisse – Albanie chargé d’émotions

Si Cana a fait le choix de porter le maillot albanais, d’autres joueurs d’origine albanaise portent les maillots d’autres sélections nationales. Dans ce groupe de qualifications pour le Mondial, l’Albanie rencontre notamment la Suisse. Dans la confédération helvétique, vivent environ 200 000 personnes d’origine albanaise. La sélection suisse est constellée de joueurs d’origine albanaise avec les plus connus Xherdan Shaqiri (Bayern), Valon Behrami (Naples), Granit Xhaka (M’Gladbach) et autres Blerim Dzemaili (Naples) ou Admir Mehmedi (Dynamo Kiev). Ces joueurs ont tous choisi la Suisse plutôt que l’Albanie au niveau international. Fajton Pandovski d’AlbanianSoccer Media pense qu’il est difficile de leur en vouloir d’avoir choisi une autre nation : « Ils jouent pour le pays qu’ils choisissent. C’est un monde libre et ils peuvent choisir comme bon leur semble. C’est une décision personnelle et beaucoup de facteurs entrent en jeu, qu’ils soient personnels ou familiaux. »

Valon Behrami expliquait avant le dernier Suisse-Albanie à la Tribune de Genève4 : « L’aigle, je me le suis fait tatouer après la guerre, par solidarité envers les Albanais du Kosovo, pour toutes les souffrances endurées. Oui, c’est une part de moi que je ne veux pas renier. Je suis footballeur professionnel, j’ai tout ce que je veux dans ma vie actuelle, mais cela me rappelle d’où je viens, qui je suis. Cela me donne de la force, c’est aussi un peu ce qui transpire de mon style de jeu. Je suis un joueur international de l’équipe de Suisse et cela, c’est clair. Je vivrai en Suisse après ma carrière, ma fille grandira en Suisse. Je suis d’origine albanaise, mais c’est à la Suisse que je dois tout. Et ça, je ne l’oublie pas. En fait, je dirais que mon cœur est à moitié suisse et albanais, kosovar, mais que mes jambes, mes bras, mon corps donnent toujours tout pour la Suisse. Parce que ce pays a fait un très beau travail d’intégration, que j’en ai bénéficié au-delà de toutes mes espérances. Franchement, comment aurais-je pu envisager, gamin, tout ce que je vis aujourd’hui? La décision de jouer pour la Suisse a été finalement simple. Ce choix était logique. »

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Xhaka, Shaqiri et Behrami après un but inscrit par le Munichois contre l’Albanie

Bien entendu pour eux, le match qui a eu lieu à Lucerne fut cependant très étrange, notamment pour Xhaka, Shaqiri et Behrami tous trois titulaires. Ce match, gagné 2-0 par la Suisse, aura notamment été marqué par un but inscrit par Shaqiri, qu’il s’empressa de ne pas fêter. Pour Fajton, ce match était avant tout spécial pour les médias5 et supporters albanais : « Les joueurs albanais ont vécu ce match comme n’importe quel autre. Ce sont surtout les supporters albanais qui lui ont donné une importance spéciale, chantant tout le match. Il y avait d’ailleurs plus de supporters albanais que de supporters suisses dans les tribunes. »

 

Des joueurs d’origine albanaise aux quatre coins de l’Europe

Si la Suisse est l’exemple le plus parlant, d’autres équipes ont dans leurs rangs des joueurs d’origine albanaise, que ce soit la Finlande (Shefqi Kuqi, Njazi Kuqi, Perparim Hetemaj, Erfan Zeneli), la Norvège (Valon Berisha, Ardian Gashi, Flamur Kastrati), la Suède (la joueuse du PSG Kosovare Asllani, Emir Bajrami), ou encore la Macédoine. Ainsi l’un des meilleurs joueurs actuels de la Macédoine Agim Ibraimi est d’origine albanaise.

januzajAdnan Januzaj, grande promesse de MU

Si Xherdan Shaqiri6 est aujourd’hui considéré comme le meilleur joueur d’origine albanaise, de jeunes joueurs pourraient prendre sa place dans les cœurs des Albanais et Kosovars prochainement. Les deux noms qui reviennent dans toutes les discussions sont ceux d’Adnan Januzaj et Labinot Kabashi, comme le rappelle Kosovare Miftari. Le premier, qui a grandi en Belgique, squatte les équipes de jeunes de Man Utd depuis deux ans et a été élu meilleur joueur des équipes de jeunes de MU cette saison alors que Labinot Kabashi, né en Finlande, est dans le centre de formation du Barça. Nul ne sait pour quelle sélection ils joueront adultes, même si Januzaj évolue pour l’instant sous le maillot de la Belgique.

Fajton pense que la responsabilité de la fédération albanaise est engagée dans les choix de ces joueurs : « C’est une situation compliquée. Chacun prend ses décisions. Ce sont des joueurs d’ethnie albanaise mais souvent nés dans d’autres pays. Cependant, comme leurs parents sont nés en Albanie/Kosovo, tout le monde pense qu’ils devraient jouer pour l’Albanie. Alors que pas nécessairement ! Voilà ce qui devrait se passer selon moi : les officiels de la fédé albanaise devraient commencer à recruter ces joueurs non pas quand ils ont 20 ans mais bien plus jeunes… Si aucun officiel albanais ne les contacte, il est logique qu’ils choisissent le pays où ils sont nés, ont grandi et se sont développés en tant que footballeurs. Et ce n’est même pas juste pour les joueurs si la fédé albanaise se réveille une fois qu’ils ont du succès. Chaque joueur doit pouvoir choisir la sélection pour laquelle il veut évoluer. Il y a beaucoup de raisons pour choisir un pays autre que l’Albanie. Dans bien des cas, ce sont des raisons politiques qui poussent les joueurs à revêtir des maillots d’autres sélections européennes puisqu’ils pourraient perdre leur autre nationalité, leurs parents pourraient se voir expulsés du pays ou ces joueurs pourraient aussi subir des pressions de leurs clubs. »

 

Albanie, Macédoine et Kosovo : des relations particulières

L’Albanie partage ses frontières de l’Est avec le Kosovo et la Macédoine. Dans ces deux pays, les communautés albanaises sont très importantes7.

Lors du dernier recensement en 2002, 25% de la population de la Macédoine était de communauté albanaise. Cette dimension communautariste en Macédoine a également des répercussions dans le football de ce pays. Si l’on a déjà évoqué le cas Ibraimi, un autre évènement sportif a mis en exergue cette problématique. Lors de la dernière finale de Coupe de Macédoine8, deux équipes de la même ville Tetovo (70% de la population y est albanaise) se rencontraient : le Teteks, club de la communauté macédonienne et le Shkendija, club de la communauté albanaise. La finale n’est jamais allée à son terme car les supporters des deux camps entonnaient des chants nationalistes et exhibaient des symboles des deux communautés. Ce match a dû être rejoué à huis-clos avec une victoire de Teteks à la clé. Fajton nous explique que « le championnat macédonien est suivi en Albanie, notamment à travers notre site. Ce qui s’est passé pendant la finale de la coupe est le résultat de problèmes politiques en Macédoine : les politiciens albanais contre les politiciens macédoniens. Cela ne devrait pas changer de sitôt. »

Pour le Kosovo, la réflexion est différente. Ainsi de nombreux joueurs qui évoluent actuellement pour l’équipe d’Albanie sont nés au Kosovo. Il y a peu, un match amical a mis aux prises le FC Prishtina et une sélection All-Stars du Kosovo. Cette équipe avait fière allure avec Samir Ujkani, Armend Dallku, Lorik Cana, Kristian Nushi, Vullnet Basha, Valon Behrami, Valdet Rama, Granit Xhaka, Migjen Basha, Azdren Llullaku et Shefki Kuqi. Dans cette liste, cinq joueurs évoluent sous le maillot albanais et deux autres devraient bientôt le revêtir. Actuellement, le Kosovo par l’intermédiaire de Fadil Vokrri, le président de la fédération de football, essaye de faire en sorte qu’une sélection A puisse jouer des matchs amicaux. Pour Fajton, la création d’une équipe nationale kosovare est un mirage et ne poserait le cas échéant pas de problème à la sélection albanaise : « En ce moment, le Kosovo n’a pas d’équipe nationale et la plupart des joueurs évoluant aujourd’hui pour l’Albanie ont déclaré qu’ils continueraient à jouer pour l’Albanie (Cana, Ujkani, Dallku, Curri, etc). Le Kosovo pourrait avoir une équipe pour les représenter, mais vraisemblablement jamais d’équipe nationale. » Pour Kosovare Mezini, kosovare d’origine, la perspective de voir une sélection nationale du Kosovo est un rêve : « Je suis du Kosovo donc pour moi, cela représenterait beaucoup, même si on ne peut jouer que des matchs amicaux pour l’instant. Bien entendu, certains pourraient y voir un problème, peut-être que certains joueurs pourraient préférer jouer pour le Kosovo plutôt que l’Albanie. Cependant, tous les joueurs n’ont pas le niveau pour évoluer avec l’équipe d’Albanie et ceux laissés sur le côté pourraient jouer pour le Kosovo. Même si le chemin est encore long, je suis optimiste quant au futur du football au Kosovo. »

 

Le meilleur joueur albanais de l’histoire est aussi un enfant d’un autre pays

Si l’on peut penser que l’Albanie perd actuellement beaucoup de ses talents au profit d’autres pays, il ne faut pas oublier que le meilleur joueur de l’histoire du football albanais Panajot Pano9 est issu de l’immigration grecque en Albanie.

Pano est né en 1939 à Durrës, de parents grecs. Il fait ses premières armes au poste de gardien. Mais un jour, un entraîneur a le génie de le passer des buts au poste d’avant-centre qu’il ne quittera plus jamais.

panoPano dans ses oeuvres 

Au sein du Partizan Tirana (club de l’armée), Panajot gagna 4 titres de champion, 5 coupes d’Albanie et la coupe des Balkans en 1970. En 2003, il est élu « Golden Player » par la fédération albanaise de football pour consacrer le meilleur joueur des 50 dernières années.

Il était surnommé le « Petit Puskas » et un jour, le président du Fenerbahce déclara : « Pelé et Eusebio sont les meilleurs joueurs du monde, mais Pano a bien mieux joué qu’ils ne l’ont fait dans ce stade. »

Lors de sa mort en 2010, un hommage national lui fut rendu avec 100 000 personnes descendues dans les rues pour dire au-revoir au « plus grand sportif albanais » selon le premier ministre à l’époque Sali Berisha.

 

Si l’exode d’une part de sa population prive encore aujourd’hui l’Albanie d’une partie de ses talents, il se pourrait également que cette génération constituée notamment de joueurs formés à l’étranger à cause de l’exode de leurs parents mène l’Albanie vers une compétition internationale encore jamais jouée.

Thanks Kosovare and Fajton for your help !

Tristan Trasca

 

1 Pour en savoir plus sur la diaspora albanaise, je vous invite à lire cet article explicatif de Courrier des Balkans http://balkans.courriers.info/article5103.html

2 Après 6 matchs, l’Albanie est deuxième avec 4 points de retard sur la Suisse. Derrière, l’Islande et la Norvège sont respectivement à 1 et 2 points. L’Albanie doit encore se déplacer en Slovénie et en Islande et recevoir la Suisse.

3 Kosovare Mezini tient un blog en suédois sur les joueurs d’origine albanaise et le football albanais nommé AlbanKollen.  Fatjon Pandovski gère le plus grand site d’info sur le foot albanais nommé Albanian Soccer.

4 L’interview de Behrami avant cette rencontre face à l’Albanie. 

5 Les médias albanais et kosovars ont parlé de cette rencontre contre la Suisse pendant 10 jours, évoquant notamment les histoires des joueurs d’origine albanaise, faisant parler leurs parents, etc.

6 Shaqiri, vainqueur de la Ligue des Champions avec le Bayern, a notamment marqué l’opinion albanaise et kosovare en exhibant un  drapeau du Kosovo sur le terrain après cette victoire.

7 La célébration des 100 ans de l’Albanie en 2012 a donné lieu à des célébrations officielles dans les rues de Prishtina (Kosovo) et Skopje (Macédoine). Les fêtes populaires organisées au Kosovo ne laissaient aucun doute sur le lien charnel entre les deux pays.

8 Pour vous donner une idée de l’ambiance pendant cette finale, voilà une petite vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=JGQI2La-oqQ

9 Le portrait de Panajot Pano sur le site de l’UEFA par Dritan Ikonomi.

15 thoughts on “Diaspora et binationaux : aubaine et contraintes pour le football albanais

  1. Comme d’hab, enrichissant et plaisant à lire… Qui a dit qu’on ne pouvait pas parler d’autre chose que de ballon rond quand on parle d football? Horsjeu ferait presque rimer football et culture… (bon pas tout le monde, hein, mais c’est ce qui fait la beauté du truc)

  2. Les Balkans ont une histoire vraiment passionnante, c’est un sacré foutoir, entre les nationalismes serbes et albanais (voire macédoniens si je te lis bien) exacerbés, les différentes influences politiques et économiques russes et occidentales, les mafias et les diasporas que tu décris bien… J’en veux encore!

  3. C’est excellent encore une fois. Très compliqué pour moi de comprendre comment tout est organisé aujourd’hui dans les Balkans au niveau des frontières, mais tes articles m’aident à y voir un peu plus clair.

    Bravo.

  4. merci merci merci, je ne prends pas beaucoup de risques à associer mes congénères albanais à ces remerciements car je pense que tu es le seul à faire ce taff au niveau francophone

    juste un petit bémol: « le Kosovo et la Macédoine. Dans ces deux pays, les communautés albanaises sont très importantes7 », la situation n’est pas du tout la même dans les deux pays, le kosovo est un pays albanais peuplé de plus de 90% d’albanais/musulmans (turcs, bosniaques, etc…)

    mais sinon énorme travail, bravo à toi

  5. Tout à fait d’accord avec ce que dit Fajton, j’ajouterai que la nationalité footballistique doit constituer une suite logique de leur formation, mais qu’ils puissent déposer une dérogation en cas de non-sélection par le pays d’accueil, et que ce pays d’accueil n’empêche pas les joueurs de rejoindre la sélection de leur pays d’origine s’ils n’ont pas encore de nationalité footballistique établie.

    Sinon bravo pour le papier, beaucoup d’entre nous devraient prendre exemple sur le travail que tu fournis :p

    Et j’ignorais aussi que Llukaku était un expatrié albanais, physiquement il est un peu différent des albanais habituels.

  6. ANAL…
    (faut pas déconner, on est sur Horsjeu et il en fallait bien un parmi tous ces compliments) sinon, super article.

  7. Merci. Ca motive à en écrire d’autres.

    Franchement, le football dans les Balkans, y a de la matière pour écrire. C’est un beau bordel mais en cherchant, y a de superbes histoires.

    Sinon Abe, je me le suis dit en écrivant mais j’ai eu la flemme de préciser la situation au Kosovo comme j’avais déjà écrit dessus cet hiver (http://horsjeu.net/academies/rendez-vous-en-terrains-connus-le-kosovo/). Mea Culpa. T’es Kosovar ?

  8. oui, né à Prizren, abdeljason est aussi albanais si je me souviens bien, merci encore pour tes papiers

  9. J’ai beaucoup de respect pour les pays ayant connu la guerre et surtout pour les joueurs comme Lorik Cana qui ont choisi de porter le maillot de leur pays d’origine malgres des sollicitations des pays plus prestigieux. J’aimerai que plus de joueurs choisissent leur pays d’origine . Bon courage les amis

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