OK, je vous vois venir : je n’ai jamais mis les pieds à Shangri-La, et pour cause. Pour ceux qui l’ignoreraient, cette cité n’existe même pas, ce n’est qu’un lieu mythique. Je ne me suis même jamais rendu au Tibet, ni dans aucun des endroits qui se réclament de Lost Horizons ; c’est au Bhoutan que j’ai pris les notes qui me permettent de vous raconter ce souvenir sportif.

Sans vouloir balancer, c’est le rédac’chef m’a suggéré ce titre à la mode, pour attirer le lecteur. L’histoire valait bien cette petite entorse à la vérité, selon lui. Pour le reste, tout est exact. Pourquoi ne pas avoir proposé ce carnet de voyage à Géo, alors ? J’avais oublié mon appareil photo (authentique, un acte manqué puissance douze). Un roman graphique à succès chez Delcourt ? Ca se voit, que vous ne m’avez pas vu dessiner. Heureusement, il est question de football, ce qui justifie de présenter ici ce récit datant déjà d’il y a pas mal de printemps.

8 heures de 4×4, parcourues en trois jours, étapes obligent : au cours de ce périple qui devait m’acheminer au cœur du parc naturel Jigme Dorji, j’étais loin de songer à adresser un quelconque papier à un site de voyages, et encore moins de football. Mes compagnons de route étaient deux jeunes couples, aux rêves d’aventures nourris par consommation abusive de beuh et de Faut pas rêver. Je le sais, j’étais pareil. Mais je m’en voulais de ne pas partager leur émerveillement devant ces paysages que j’avais autant fantasmés qu’eux, et sans doute depuis plus longtemps. Le long de la rivière Mo Chhu, le serpent touristique commençait visiblement à tracer son chemin depuis quelques années. Point de chute indispensable sur notre trajet, l’ancienne capitale Punakha, semblait déjà exposée. Oh, bien sûr, on était encore loin de Marrakech ou Venise, mais un je-ne-sais-quoi laissait déjà présager que cette sérénité millénaire tant vantée finirait, tôt ou tard, par s’enfuir sur les plus hauts sommets. C’étaient quelques taches dues aux K-Way flashy des visiteurs, une ou deux échoppes proclamant « WiFi here », ou encore ce parking improvisé dans la boue où stationnaient trois tout-terrains, siglés aux couleurs de trois agences de voyages différentes. Parvenus à Gasa le lendemain soir, je profitai de l’instant pour compléter mes carnets tandis que mes voisins discutaient trop fort. Les paysages, l’architecture, tout ce que nous cherchions dans ce voyage était là, conforme. Cimes : majestueuses et embrumées. Végétation : presque exubérante vu le climat censément rigoureux. Dzongs : intimidants, comme convenu. Une rarissime panthère des neiges eût-elle surgi devant nos roues que nous aurions trouvé cela normal, comme inclus dans le forfait. Ne nous méprenons pas, j’étais on ne peut plus satisfait d’être là. Mais je ne me voyais pas tirer un récit de voyage de ce qui n’était qu’un plaisir d’homo occidentalis, une escapade destinée à claquer un peu de CO2 pour justifier de s’ennuyer dans mon bureau d’études les 48 autres semaines de l’année. J’aurais beau y mettre autant de passés simples que je le souhaitais, sur le plan de l’aventure on restait bien loin de l’Aéropostale.

Assumant à fond mon côté hipster, j’avais tenu dès mon arrivée à Thimphu à dégoter un maillot de l’équipe nationale bhoutanaise. Cela n’était pas allé sans mal, d’ailleurs, mais je parvins non seulement à glaner mon trophée, mais aussi à convaincre mes camarades de faire un détour par le kitchissime stade national. Quelques jours plus tard, je fus amené à découvrir une facette du football local improbable : nous étions à Gasa quand, appliqué à prendre une cuite pour mieux me fondre dans les traditions locales, je remarquai cet homme débraillé. Sans doute l’un des guides chargés par l’agence de prendre le relais de notre conducteur, il regardait mon maillot avec insistance. Son hésitation à engager le dialogue se prolongea, jusqu’à ce qu’il se décide à briser la glace. Notre anglais approximatif et les ravages de la bière artisanale ne facilitaient certes pas la communication interculturelle, aussi ne garantis-je pas la fidélité de la retranscription qui suit :

« Football ? You like football ? Me too, really love football. Know Bhutan team ?

– Euh, not really, mais I like your jersey. Brave team, huh, but difficult results ?

– Naah, not good team. Not good players. But some Bhutanese good at football. Very good, as Messi.

– Ha ha, I’m sure. Hope I will see some play in France.

– Nooo, not professional players. Never go outside their valley. But I know them. You want meet ?

– Gngngngn… what ?

– Me and you, tomorrow, go and meet the players.

– But… we go trekking to Laya tomorrow.

– No, another trek. Your friends go to Laya with him, me dit-il en désignant un autre guide. You and me go to the other valley and see the people and we play football. »

Ce disant, son apparente timidité acheva de s’évanouir et il me donna une claque dans le dos, me tendant une main que je serrai sans trop savoir de quoi il retournait. A demi comateux, je regagnai ma tente en trébuchant sur les cailloux humides.

Le lendemain, tout était organisé. Plus frais que moi – non qu’ils eussent moins abusé de l’alcool, ils étaient simplement plus jeunes – mes compagnons touristes s’éloignaient déjà du village. Tshering, c’était le nom de mon nouvel ami, me sacqua proprement en faisant irruption une tasse de thé à la main.

« Drunk too much ? We go ! Trek is good when drunk ! We go meet the players. » Mon sac était prêt de la veille pour une longue randonnée, fût-elle différente de celle initialement prévue. Aussi partîmes-nous sans autre forme de préparatif, et lesté pour ma part d’une alcoolémie qui n’aidait pas au discernement. Je ne saurai dire où Tshering m’emmena. Dès qu’il ne s’agissait pas de parler de footballeurs, son mutisme accentuait son faux-air de Charles Bronson. Les brumes matinales, celles de l’atmosphère comme celles de ma boîte crânienne, prévenaient toute tentative de deviner notre direction grâce à l’orientation du soleil. Je n’avais pas l’intention de le presser de questions : les montagnes, la marche, cette anicroche dans un voyage trop bien planifié me suffisaient largement. A la réflexion, je me dis bien longtemps après que dans un état lucide, sans ma gueule de bois, je n’aurais sans doute pas accepté une telle inconscience. Même la durée de notre escapade m’était inconnue. Mon guide s’était occupé de tout, ne laissant filtrer aucun détail logistique à même de me fournir un indice. Tout ce que je pus constater fut l’amélioration progressive de la météo au fil de notre randonnée, pendant laquelle nous alternâmes entre paysages de forêt et zones plus caillouteuses. Nous franchîmes des obstacles qui, vus de loin, auraient donné des sueurs froides aux plus expérimentés des alpinistes. A chaque fois cependant, il trouvait sans hésitation le minuscule passage entre les murailles, trouée invisible à moins de 200 mètres, qui rendait notre progression aussi aisée que l’ascension du Puy de Dôme. Au soir de notre second jour de marche, il repéra sans doute le début d’inquiétude qui me saisissait ; j’avais distillé tout l’alcool de l’avant-veille, si bien que la situation m’apparaissait dans toute sa vérité : nous étions deux pékins partis nous perdre entre deux glaciers himalayens, et ce sans avoir prévenu personne. « Tomorrow, we arrive », me dit-il. Rassuré ou non, de toute façon, je n’avais désormais d’autre choix que de le suivre.

A suivre

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