La Jup’ – Compétitivité : quand la Belgique tire la langue (1/2)

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Pour tout comprendre à la Belgique (sauf les play-offs).

Compétitivité : quand la Belgique tire la langue

 PREMIÈRE PARTIE

« Comment les Flamands veulent tuer le football wallon » titrait le journal bruxellois et francophone La Capitale en 2011, alors que seuls quatre des quinze postes clés de l’Union Belge (UB) étaient dirigés par des Francophones (3 Bruxellois, 1 Wallon). Si les choses n’ont guère évolué depuis, le dossier revient régulièrement sur la table. Pour prendre un exemple récent, en août 2015, Enzo Scifo a été nommé sélectionneur des Espoirs. Fin juillet, sa candidature était déjà remise en question. En cause, le fait que le Louviérois ne maitrise qu’une langue : le français. L’UB estimait qu’il était indispensable qu’un sélectionneur puisse s’exprimer dans les deux langues nationales les plus importantes (l’allemand l’est également, mais représente moins de 1% de la population). Toutefois, elle n’avait pas hésité à engager Dick Advocaat en 2009 après avoir négocié avec Louis van Gaal, alors même que les deux entraîneurs ne sont « que » néerlandophones. Certains voient dans cette situation confuse une nouvelle preuve de la mainmise des Flamands sur le football belge, et, plus généralement, sur les institutions du Royaume.

Cette supériorité linguistique supposée n’a pourtant pas toujours existé. Dès sa création par la haute bourgeoisie francophile, l’UB ne fonctionne qu’en français, si bien que de nos jours encore, dans les territoires francophones, certains clubs flamands sont désignés par leur nom d’origine, francisé (ou par des termes anglais passés dans le français). Ainsi, dans le nord du pays – néerlandophone -, vous parlerez du Club Brugge, du KV Mechelen et de l’Atletieke Associatie Gent. Dans le sud, du FC Bruges, du FC Malines et de La Gantoise. Si le nom de la ville peut différer d’une langue à l’autre, traduire le nom du club est inhabituel. Personne n’oserait parler de la Bavière Munich, de la Prusse de Dortmund ou de la Jeunesse.

En deux parties, cet article parle d’une question spécifiquement belge, qui s’explique par ses divisions politiques et linguistiques, aboutissant à un fonctionnement administratif particulier et régionalisé, dans lequel il est possible de trouver des explications aux récentes éclatantes performances de La Gantoise aux niveaux national et continental.

Avril 1898. La Belgique adopte la loi d’Égalité. Le néerlandais devient aussi langue officielle. Uniquement francophone, le Royaume se coupait jusque là de 50% de sa population : sur les 6 millions de Belges, trois millions étaient des Flamands unilingues et 500 000 des Flamands bilingues. Les années précédentes, le mouvement flamand avait vu son nombre de sympathisants augmenter, en protestation contre la grande bourgeoisie francophone de Flandre (« fransquillon ») qui empêchait son ascension sociale. Depuis sa naissance en 1830, l’État belge s’est en effet structuré en s’appuyant sur la bourgeoisie, en constante croissance en raison de l’essor industriel en Wallonie. Les appareils politique et économique sont aux mains de cette catégorie. C’est cette même élite qui fonde en 1895 l’Union Belge des Sociétés de Sports Athlétiques (UBSSA), qui ne se consacra plus qu’au football à partir de 1912. Le français y est l’unique langue usitée. Les correspondances, les réunions se font dans cette langue. Il n’est donc pas étonnant de remarquer que les villes flamandes fondent des clubs au nom français : Bruges voit apparaître les Football Club Brugeois (1892) et Cercle Sportif Brugeois (1899). Gand ajoute en 1900 une section football à son Association Athlétique La Gantoise, un an après la création du Racing Club de Gand. Renaix (Ronse en néerlandais) fonde les Association Sportive Renaisienne (1906) et Football Club Renaisien (1908). En 1906, sur les 53 clubs affiliés à l’Union Belge, un seul porte un nom flamand : l’Atheneum Voetbal Vereniging, un club de Woluwé-Saint-Pierre, à l’est de Bruxelles[1]. 18 clubs flamands ont un nom entièrement français. Il faut attendre 1913 pour que le nom de la fédération ait sa version traduite en flamand avec la Belgische Voetbalbond (BVB).

Dans le tout jeune Royaume de Belgique, le monopole de la langue française coïncide avec le déclin économique de la Flandre. Une agriculture désuète et un secteur industriel dépassé mènent au sous-développement, au chômage et à l’émigration vers le Nord de la France[2] ou la Wallonie. Ravagée par la faim et les maladies, la région voit l’espérance de vie de ses habitants décliner dans les années 1840 (environ 33 ans, contre près de 40 en Wallonie). En hausse, le taux de mortalité met en évidence ce qui fut désigné comme le « mal des Flandres ». Parler flamand est donc alors identifié à la pauvreté.

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La fin du XIXe siècle est une période importante pour le mouvement flamand. Depuis 1830, via le suffrage censitaire, le droit de vote est réservé aux plus aisés qui, nous l’avons vu, sont francophones et francophiles. Il est élargi en 1883 aux capacitaires[3], ce qui ne change pas grand-chose au sort des moins aisés.

L’arrivée du Parti Ouvrier Belge (POB) en 1885 redistribue les cartes. Pour justifier l’utilisation du flamand lors des campagnes électorales, le POB souhaite la fin du suffrage capacitaire, qui n’octroyait le droit de vote qu’à 2,3% de la population, et la promotion du suffrage universel. En 1893, la Chambre le vote, tempéré par le vote plural : tout citoyen masculin âgé d’au moins 25 ans a une voix, mais certains électeurs ont droit jusqu’à deux voix supplémentaires sur certains critères. Cette décision multiplie le nombre d’électeurs par 10 et permet à des centaines de milliers de Flamands de voter pour la première fois.

Économiquement, la « pauvre Flandre » s’industrialise : des investisseurs wallons souhaitent profiter du climat social plus calme et de la main-d’œuvre meilleur marché. L’expansion du port d’Anvers, la découverte de houille et le développement des PME permettent l’émergence d’une élite économique flamingante. Cette avancée permet aux défenseurs de la culture flamande de promouvoir le néerlandais comme langue officielle en 1898, non sans farouche opposition, avec l’adoption de la loi Coremans-De Vriendt, dite loi d’Égalité. Si la néerlandisation de l’université de Gand, qui mettrait ainsi fin à l’hégémonie francophone, est constamment refusée par l’État belge, le Roi Albert Ier reconnait le 5 août 1914 les spécificités historiques de chaque communauté, au lendemain de l’entrée de l’armée allemande sur le territoire belge : « Souvenez-vous, Flamands, de la bataille des Éperons d’Or, et vous, Wallons de Liège, qui êtes en ce moment à l’honneur, des Six cents Franchimontois ». Le Roi fait ici référence à la victoire des milices flamandes sur l’armée française de Philippe IV Le Bel, le 11 juillet 1302 près de Courtrai. Au XIXe siècle, l’aspect linguistique de cette bataille a été mis en exergue et elle est devenue emblématique et fondatrice du mouvement flamand[4] : le 11 juillet est aujourd’hui la fête de la communauté flamande. Footballistiquement, cet épisode a laissé son nom à deux stades de première division : le Guldensporenstadion (stade des Éperons d’Or) est le domicile du club de Courtrai, tandis que le stade du Club Brugge porte le nom du héros des matines brugeoises, Jan Breydel.

En occupant le territoire, l’Allemagne va diviser ces communautés qui se rapprochaient doucement. Si l’annexion n’est alors pas une évidence, il est clair que l’Allemagne souhaitait séparer économiquement et politiquement la Belgique de la France pour l’amener dans son cercle d’influence. En 1916, la Flamenpolitik (politique des Flamands) rend l’université de Gand entièrement néerlandophone. Le général Moritz von Bissing écrit alors à l’Empereur : « J’ai institué une commission qui doit préparer la division de l’ancien royaume de Belgique en partie flamande et partie wallonne. […] Les espérances fondées sur la création d’une Flandre délivrée de l’influence des Wallons seront, espérons-le, réalisées et serviront alors certainement les intérêts allemands. Je me permets cependant, d’ajouter qu’il ne serait pas bon d’abandonner à son sort la Flandre délivrée de la domination de la Wallonie. […] Si l’Empire allemand n’y prend garde, le sort de la Wallonie sera celui d’un ennemi de l’Allemagne, entièrement francisé. Une Wallonie rendue à l’influence française deviendrait automatiquement un instrument de domination anglaise et servirait de prétexte aux visées anglaises sur les côtes de la Flandre. L’extension de la puissance allemande et de l’influence allemande en Wallonie ne me parait pas moins importante qu’en Flandre ». Une partie du mouvement flamand soutient cette décision et collabore avec l’occupant. En février 1917, encouragés par Bissing, 200 activistes créent le Conseil de Flandre (CdF). En décembre, quelques mois après la fixation de la frontière linguistique, le CdF, soutenu par environ 60 000 personnes, déclare l’indépendance de la Flandre. L’Allemagne ne l’accepte pas et le CdF est suspendu, puis disparaît avec la fin de la guerre. Toutes les décisions prises dans le cadre de la Flamenpolitik disparaissent et 45 collaborateurs sont condamnés à mort. Face à la vive tension dans l’immédiat après-guerre, ces condamnations seront transformées en détention à vie.

Au final, la guerre est l’événement qui a permis de ne laisser personne indifférent quant à la question flamande. D’un côté, les mouvements d’anciens combattants ne comprennent pas comment les peines ont pu être commuées. De l’autre, certains Flamands restés fidèles à l’État belge se mettent à soutenir le mouvement flamand en raison du comportement discriminatoire des officiers (francophones) vis-à-vis des soldats flamands[5].

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C’est à cette époque qu’un quartier de Genk crée son club de football. Waterschei se dote de sa Sport Vereeniging (Association Sportive), nom entièrement flamand suivi d’un étrange mot : THOR, acronyme de Tot Herstel Onze Rechten (« Jusqu’à la Réhabilitation de Nos Droits »). Waterschei est en effet un club d’ouvriers, créé peu après la découverte d’un bassin houiller. Le nom du club est donc une protestation de ses membres envers le patronat francophone. Le blason et les couleurs du maillot sont évidemment inspirés du drapeau flamand.

Hebergeur d'imageLe club vivait principalement de l’exploitation du charbon (il fusionne avec son rival quelques mois après l’arrêt de l’activité charbonnière en septembre 1987). Il faut donc attendre le début de celle-ci, en 1924, pour que le THOR soit affilié à l’Union Belge. N’acceptant aucune revendication politique, l’UB, toujours aussi bourgeoise et conservatrice, refuse dans un premier temps l’affiliation. Les dirigeants de Waterschei durent changer la signification de l’acronyme : THOR signifia donc Tot Heil Onzer Ribbenkast (« Pour Saluer Notre Poitrine »). Si le meilleur classement obtenu fut une 3e place de D1 en 1959-1960, le club connut son heure de gloire au début des années 1980 : vainqueur des Coupes de Belgique 1979-1980 et 1981-1982, Waterschei atteignit les demi-finales de la Coupe des Coupes 1982-1983, en éliminant le PSG (défaite 2-0 au Parc, victoire 3-0 en Belgique) et en étant éliminé par Aberdeen, dirigé par Alex Ferguson et futur vainqueur.

Jean-Marie Pfouff

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On a récemment accueilli Llikael dans l’équipe. C’est un Liégeois mais il ne se gaufre jamais.

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[1] Football, Nationality and the State, DUKE Vic, 1998.

[2] Entre 1872 et 1891, plus de 50% de la population de Roubaix est belge. 88% d’entre eux sont flamands (Declercq, E. (2008). La chanson populaire dans la région frontalière franco-belge à la fin du XIXe siècle).

[3] Droit de vote conditionné par la détention de certains diplômes ou par l’exercice de certaines activités professionnelles.

[4] Luc de Beyer de Ryke, dans Les Enjeux Internationaux, France Culture, octobre 2014.

[5] Language and Politics : The Belgian Case Study in a historical perspective, E.WITTE et H.VAN VELTHOVEN, 1999.

7 thoughts on “La Jup’ – Compétitivité : quand la Belgique tire la langue (1/2)

  1. C’est tellement vrai…
    J’ai oublié de te féliciter pour ce travail titanesque, voila qui est réparé

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