« Guerin Sportivo », février 2014

p. 20 à 23

Auteur : Antonio Armani

Traduction : Paolo Bartolucci

 

Sans regista, pas de film

 

La Juve va prolonger Pirlo, malgré ses 35 ans. La raison ? Il n’y a plus de playmaker en activité. En effet, le poste est actuellement en crise : Verratti exilé à Paris, seuls Cigarini, Lodi et Jorginho tentent de maintenir le cap en Serie A. Et pendant ce temps, chiffres à l’appui, les milieux axiaux vieillissent.

 

Jusqu’il y a une dizaine d’années, des talents tels que Roberto Baggio, Gianfranco Zola, Alessandro Del Piero et Francesco Totti se disputaient le numéro 10 en équipe nationale. De nos jours, à l’inverse, le trequartista (1) est presque une espèce disparue. Sans être inutilement alarmistes, impossible toutefois de ne pas s’élever pour dénoncer l’état particulièrement critique d’un autre poste qui tient beaucoup à cœur aux esthètes du football : celui de regista (2). En sélection ou en club, tout se passe comme si le premier numéro 10 ayant flairé comme un air de changement, reculant au niveau de la ligne médiane pour trouver plus d’espace, avait surclassé la concurrence au point de creuser un véritable gouffre générationnel. On pense bien sûr à Andrea Pirlo, réinventé regista par Carlo Mazzone et Carlo Ancelotti, playmaker indiscutable de la Nazionale à compter de l’Euro 2004. Depuis, il s’est écoulé une décennie au cours de laquelle la concurrence s’est progressivement évaporée, jusqu’à cette pénurie historique que nous observons à l’approche du Mondial brésilien.

 

Pour succéder à Pirlo, le seul héritier potentiel est Marco Verratti, génération 1992, lui aussi avec un passé de milieu offensif. Le jeune homme, qui partage la régie du PSG avec le naturalisé Thiago Motta, exerce pourtant bien loin de la Serie A, un championnat où la popularisation du milieu à trois ne s’est pas accompagnée d’une hausse du nombre de registi. Un sacré paradoxe, car c’est notamment le Milan d’Ancelotti, du milieu en losange, de l’arbre de Noël (3), mais surtout de Pirlo, qui a contribué à la mode du milieu à trois. Pirlo, un regista à la vision du jeu incomparable, un ex trequartista ayant besoin d’être correctement couvert par ses partenaires du milieu. Une telle émulation tactique, revigorée par la seconde épopée du regista de Brescia sous la houlette d’Antonio Conte, se concrétise actuellement en Serie A : treize clubs sur vingt optent pour le milieu à trois.

 

Cependant, imiter n’est pas cloner. Plus de milieux axiaux n’empêche pas le contingent de registi purs – Pirlo, Luca Cigarini, Jorginho et Francesco Lodi (de retour à Catane après six mois sur le banc à Gênes) – de se réduire comme peau de chagrin. En effet, dans l’écrasante majorité des cas, les entraîneurs préfèrent aligner devant la défense des hommes assurant la protection des espaces : Daniele De Rossi, Esteban Cambiasso, Nigel De Jong, Cristian Ledesma, Daniele Conti et Luca Rigoni, pour en citer quelques uns. Il en va de même pour les coachs « à l’espagnole » : certains se passent complètement de playmaker, d’autres reportent la qualité sur les milieux excentrés (4). En la matière, le Napoli et la Fiorentina constituent deux cas d’école. Rafa Benitez a transposé à Naples le 4-2-3-1 qu’il proposait à Liverpool, préférant cependant booster le potentiel technique sur les ailes pour l’amoindrir en zone axiale, là où il n’y a trace d’un profil à la Xabi Alonso. De son côté, Vincenzo Montella a pris acte de la crise de rendement d’un autre regista historique de notre championnat – David Pizarro – et a répondu en misant gros sur Borja Valero, milieu excentré, et en jouant (récemment seulement) la carte Alberto Aquilani devant la défense (à la place de l’inconstant Pizarro). Ce type d’expérience, encore en phase de test, en dit long sur le manque d’alternatives au poste de regista. Si l’on envisage des héritiers à Pirlo, le problème de fond ne peut être éludé.

 

Pensez que Roberto Donadoni, afin d’introduire un peu de qualité en régie, a réinventé d’abord Jaime Valdès, puis Marco Marchionni, tous deux largement trentenaires. La crise technique de fond, associée à une certaine tendance générale, constitue le cœur de la problématique. A ne pas négliger dans l’analyse. En effet, devant la défense, nos entraîneurs aiment aligner des hommes d’expérience (qu’ils soient registi ou non), preuve en est la moyenne d’âge élevée des joueurs évoluant dans cette position : 30,3 ans. En 2014, seuls Cigarini et Jorginho auront moins de trente ans. Ainsi, l’incapacité d’accepter les erreurs de jeunesse (Pirlo nous aurait-il habitués à l’excellence ?), conjuguée à la nécessité de prendre peu de risques dans une zone clé, constitue le premier dénominateur commun en Serie A. Pour qui opte pour un vrai regista comme pour qui préfère un défenseur masqué.

 

La bataille philosophique entre les tenants d’un football offensif et les tenants d’un football défensif n’est pas le cœur du problème, contrairement à notre façon de fonctionner qui, comme par hasard, a contraint notre meilleur espoir au départ à l’étranger. Au cours de l’été 2012, Verratti était à deux doigts de signer au Napoli, mais Walter Mazzarri n’eut pas le courage de miser sur un regista de vingt ans, sans expérience de la Serie A. C’est ainsi que le jeune homme de Pescara finit à Paris (pour des raisons économiques également), catapulté de la Serie B à la Ligue des Champions, non sans quelques faux pas inévitables, mais avec un bilan général émaillé de génie. Voilà un exemple concret des maux dont souffre le football italien. Le talent n’y abonde peut-être pas, mais on investit trop peu pour le faire émerger. La faute en revient à un récurrent manque de courage, ce qui est impardonnable à l’aune des difficultés croissantes que rencontrent les clubs sur le plan économique.

 

Il est vrai que l’on a atteint avec Pirlo, il y a une dizaine d’années, le point culminant d’un cycle démarré avec Giuseppe Giannini et poursuivi par Demetrio Albertini, Gigi Di Biagio, Roberto Di Matteo et Alessio Tacchinardi. Néanmoins, il est également vrai que si la Nazionale et la Juventus demeurent toujours agrippés à ce regista hors du commun – qui fêtera pourtant ses 35 ans le 19 mai prochain – c’est parce que presque aucun gros club de nos jours n’enverrait un Albertini de 31 ans à la retraite pour faire confiance à un Pirlo de 23 ans. Entre Albertini et Pirlo, le passage de témoin eut lieu en 2002. En 2014, le regista de Brescia (tout comme son « collègue » Xabi Alonso) sera en fin de contrat et sera courtisé par la moitié du continent. C’est aussi à cela que l’on reconnaît une espèce en voie d’extinction.

 

Devant la défense : en Serie A, treize équipes sur vingt évoluent avec un milieu à trois. L’âge moyen des treize joueurs placés devant la défense (registi ou non) est de 30,3 ans.

Cigarini (Atalanta) : 27

Conti (Cagliari) : 35

Lodi (Catania) : 29

Rigoni (Chievo) : 29

Aquilani (Fiorentina) : 29

Cambiasso (Inter) : 33

Pirlo (Juventus) : 34

Ledesma (Lazio) : 31

De Jong (Milan) : 29

Marchionni (Parma) : 33

De Rossi (Roma) : 30

Vives (Torino) : 33

Jorginho (Verona) : 22

 

Notes du traducteur :

(1)  Meneur de jeu positionné sur la trequarti, c’est-à-dire à une hauteur correspondant à trois quarts du rectangle de jeu.

(2)   Au cinéma, il s’agit du réalisateur, d’où la métaphore cinématographique dans le titre de l’article : Niente film senza regista. Au football, c’est celui qui tient la « régie » : un trequartista qui a pris du recul et qui évolue au niveau de la médiane.

(3)  Albero di Natale : module en 4-3-2-1

(4)  Par milieu excentré, on entendra ce qu’on appelait jadis un demi-aile : à savoir un milieu pas tout à fait axial, ni tout à fait ailier. Pour désigner ce poste, les Italiens parlent d’interno ou de mezzala.

7 thoughts on “Serie A : Sans regista, pas de film

  1. Debat tactique interessant, pour des joueurs en voie d’exctinction. Apres la mort du 10 (je pense que seul Ozil est dans ce registre a haut niveau) Le 6 organisateur va mourrir avec la retraite de Pirlo et celle de X.Alonso. Toutefois Moutinho est dans cette veine meme si fondamentaleemnt plus relayeur.

  2. Très intéressant comme à chaque fois. On en parlait hier avec JM Pfouff: monsieur Bartolucci, pourquoi n’écrivez-vous pas sur HorsJeu en plus de la traduction de ces articles pour gourmets ?

  3. Le football italien est un univers complexe et j’estime devoir encore parfaire un certain nombre de connaissances pour éviter d’écrire des conneries. Mais bientôt peut-être ! Et puis la traduction est déjà un travail d’écriture en soi. Enfin, et surtout, j’aime beaucoup l’idée de transcender les barrières linguistiques pour donner à un article en VO une autre vie en VF…

Répondre à Jean Culosky Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.