J’ai joué un tournoi de five à Shangri-La (2/6)

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La suite de votre supplément « évasion ».

Deuxième épisode de ce carnet de voyage (le premier est ici). Parti un lendemain de cuite à la recherche de mystérieux footballeurs himalayens, notre routard parvient à destination.

Le soleil se montrait enfin sans voile. Il venait de dépasser son zénith et nous notre ultime pique-nique lorsque, au sortir d’une forêt clairsemée nous parvînmes à un énième col. Je préparai mentalement mes descriptions de paysage à couper le souffle, de vallée perdue aux mille sources où les constructions raffinées se seraient élevées entre une profusion de vergers. Perdu. Point d’Eden de l’autre côté : le vaste plateau qui s’étendait à nos pieds, ceint de sommets blanchis tous plus hostiles les uns que les autres, se montrait aride, dépourvu de tout cours d’eau. J’estimai très approximativement ses dimensions à un trapèze de 5 kilomètres de base, se rétrécissant vers le fond de la cuvette. Malgré l’altitude, le climat était doux, sans vent. Quelques centaines de points noirs parsemaient le tableau, qui se précisa au fil de la descente qui nous menait à un groupe d’habitations ; les yacks paissaient une herbe jaune, plus abondante qu’il n’y paraissait vu d’en haut. Ca et là, des chevaux trapus broutaient une sorte de mousse qui poussait sur les rochers exposés au sud.

Mon accueil au campement correspondit en tous points aux figures imposées des documentaires : une marmaille accourut en riant, et nous escorta jusqu’au centre de ce petit village. En fait de village, il s’agissait surtout d’un camp de tentes, où ne s’élevait qu’une poignée de cabanes en dur. Des hommes tiraient des seaux d’un puits, me laissant deviner la présence d’une nappe ou d’une rivière souterraine. Une cinquantaine de personnes paraissaient vivre ici, ce qui me sembla déjà beaucoup au regard de cette région présentée comme l’une des moins denses du pays. Ôtant les femmes, les enfants et les personnes âgées, je me demandai comment Tshering espérait rencontrer suffisamment d’adeptes du football pour disputer ne serait-ce qu’un 5 contre 5.

Personne ne parlait ici un mot d’anglais, si bien que les quelques baragouinements échangés avec Tshering demeuraient la seule source de compréhension entre les habitants et moi. Nous déposâmes nos affaires dans une tente vide. Celle-ci était faite de peaux reposant sur des branchages, assurément récoltés de l’autre côté du col puisqu’aucun arbre de plus d’un mètre ne poussait dans les parages. La fragilité de la construction laissait à penser que la région n’était guère sujette aux intempéries ; en revanche, les épaisses fourrures noires qui couvraient le sol de terre battue avertissaient l’étranger de nuits bien froides. En lisière du hameau, cet abri faisait partie d’une dizaine de tentes inoccupées, comme si des visiteurs y étaient attendus. « Me, go for players. You, wait », me lança Tshering, m’abandonnant sur place pour discuter avec quelques habitants, notamment celui qui m’apparaissait comme le chef. Au terme de ce bref entretien, mon guide partit vers le fond de la vallée sur un cheval trop petit pour lui.

Je me promenai toute l’après-midi autour du campement. Peu de personnes y étaient actives, les travailleurs étant sans doute affairés aux troupeaux. Ce calme ajoutait à la tristesse d’un paysage presque exclusivement minéral, la seule végétation sauvage étant représentée par ces graminées jaunes qui abondaient alentour. Quelques carrés potagers faisaient surgir des îlots de verdure, surprenants dans ce semi-désert. La lumière d’altitude donnait une teinte pâle aux murets de pierre, aux maisons de toile et même aux habitants, dont la subsistance tenait du miracle sur cette terre où la roche affleurait. L’éclatante santé des gens que je croisais me frappa d’autant plus. Malgré l’isolement de la région et la consanguinité qui en résultait probablement, nul handicap visible, aucun enfant affaibli, des vieillards sans autre souci apparent que quelques dents manquantes… la vie semblait y être longue, à en juger par quelques visages ensevelis sous les rides. Ce ne sont pas trois, mais quatre générations qui semblaient cohabiter. Derrière une petite butte, j’aperçus un groupe d’enfants et de jeunes s’affairer sur une parcelle. A mesure que j’observai leur manège, je sus que Tshering ne s’était pas moqué de moi. Le sol fut débarrassé de ses cailloux, trous et bosses furent aplanis, des lignes furent tracées à l’aide d’un râteau de fortune, des mâts furent apporté de je ne sais où : oui, c’était bien un terrain de foot qui se construisait.

Je proposai par gestes d’apporter mon aide. Les poteaux étaient dotés d’encoches : on y insérait des lanières de cuir, ce qui permettait d’assembler les montants. L’opération se menait avec lenteur et dans un silence absolu, tranchant avec les joyeux éclats de voix qui fusaient jusqu’ici. Le bois semblait vieux et dur, tanné et usé par les éléments mais néanmoins solide. Je supposai que ces infinies précautions étaient dues à la rareté de ces objets : aucun arbre aussi épais ne poussait ici, ni même sur l’autre versant de la montagne. S’il fallait accomplir au moins une journée de grimpe pour ramener un tronc adéquat, un tel soin s’expliquait aisément. Cet épisode mis à part, le chantier ne me paraissait guère différent de ce que nous pouvions connaître chez nous. Une fois construit au sol, le but fut relevé et fixé par des cordes à deux lourdes pierres. Sa taille correspondait presque exactement à celle de nos cages de handball, le terrain semblant quant à lui à peine plus large que nos stades de « five ». L’opération se répéta sur la ligne de but opposée. En relevant les poteaux, je lus gravé sur l’un d’eux : « WL 1959 ». Je me promis de demander à Tshering, enfin de tenter de lui demander, ce que signifiait cette inscription forcément tracée par un occidental.

Contre toute attente, l’achèvement des travaux ne se poursuivit pas par une partie inaugurale. Aucun ballon ne fut apporté, et chacun regagna le campement. Le soir tombait quand Tshering fit son retour. Après quelques mots échangés avec ses compatriotes, il vint vers moi tout sourire : « Field good ? Tomorrow, we start play. Many players. » Le repas du soir fut succulent, à défaut de variété : ragoût de yack, viande de yack séchée, lait de yack, fromage de yack… Mon estomac annonçait de plus en plus nettement son intention de manifester son incompréhension des pratiques culinaires locales. Joncher le sol de quelques capsules de bière m’aurait sans doute aidé à passer la difficulté, mais l’alcool ne semblait pas en usage ici. Tshering tira de son sac un volumineux paquet contenant des feuilles de thé, qu’il remit à l’une des femmes. La boisson m’aida un peu à faire glisser le dîner, bien que l’impression me demeurât d’avoir ingurgité un bovin entier, cornes comprises. Ma nuit fut entrecoupées de désagréments digestifs, embarras renforcés par la perspective de jouer un match de foot le lendemain à quelques 4000 mètres d’altitude.

A suivre

 

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