L’histoire du tournoi du haut du monde se découvre enfin (voir les épisodes précédents). Mais paradis du football ou non, quand il s’agit de rencontrer le meilleur joueur du tournoi, le recours aux expédients s’impose.

« Wii-yan-long »… était-ce donc un dénommé William Long, cet homme ainsi représenté ? Celle-ci semblait dater d’avant-guerre, alors que l’inscription aperçue l’avant-veille sur les poteaux de buts mentionnait les années 1950. Il ne me restait qu’à conjecturer l’histoire du lieu, a priori marquée par la venue de ce Monsieur. Un amoureux de football, qui se serait découvert une vocation d’explorateur après la seconde guerre mondiale ? L’image montrait un homme d’une vingtaine d’années, il devait donc en compter entre quarante-cinq et cinquante-cinq au moment de sa venue ici. Un missionnaire en quelque sorte, si ce n’est qu’il n’importa d’autre religion que celle du ballon rond.

Je me promis d’en apprendre plus sur cet homme, à propos duquel il ne subsistait rien d’autre que cette photo et la passion du foot, visiblement transmise avec un grand succès aux habitants et à leurs descendants. Je me surpris à penser que je ne disposais guère d’objets à laisser en souvenir. Mon sac était tout entier accaparé par des fournitures utilitaires, je n’avais eu aucune raison de prévoir d’emporter avec moi des photos ou des talismans footballistiques quelconques. En retard pour l’aéroport, j’avais même laissé l’appareil photo sur la table du salon, un oubli dont je ne cessai de me mortifier tout au long du séjour.

Je remerciai mon hôtesse, tâchant de lui signifier le plus profond respect pour elle et pour la mémoire de Mr. Long. Dans le campement, joueurs et supporters arrivaient pour la collation de la mi-journée. L’après-midi reprit dans ce qui était déjà ma routine : rassemblement, compositions d’équipes sans cesse remaniées, matchs. Je ne demandais pas davantage. Etant l’un des seuls participants déchargé de toute tâche agricole ou domestique, je pouvais occuper tout mon temps au « stade ». Le tournoi déjà bien avancé, les uns commençaient à recevoir plus d’applaudissements que d’autres, avant même qu’ils ne touchassent la balle. J’eus moi-même mon quota d’encouragements, plus du fait de mon statut exotique que de performances détonnantes. A les entendre s’esclaffer, les plaisanteries semblaient fuser sur mon compte, moins à propos de ma maladresse que de ma peau écarlate badigeonnée de Biafine.

Au bord du terrain, les femmes n’étaient pas les dernières à commenter. Bien que non joueuses, elles semblaient procéder au même roulement que leurs conjoints, entre présence au stade et travail aux pâturages. Je repérai continuellement de nouveaux visages même si – on ne se refait pas – je cherchais surtout à croiser avant chaque match mes regards favoris. Dans l’ambiance festive qui régnait depuis deux jours, je m’étonnais cependant de voir aucune d’entre elles prendre part au jeu, quand bien même leurs réactions sur la touche démontraient un intérêt égal à celui des hommes.

Profitant d’un ballon laissé en secours au bord de la « pelouse », j’échangeai quelques passes avec des fillettes d’une dizaine d’années, tout en guettant toute éventuelle attitude réprobatrice alentour. Il ne me sembla pas briser un tabou : elles jouèrent avec le même entrain que les garçons, sans qu’aucune autorité ne vînt leur intimer l’ordre de rester à leur place. En fait, les gens s’en moquaient. Je concevais  encore moins la non-mixité des matchs. Peut-être était-ce le pionnier, tout pétri de culture britannique, qui avait exclu cette option dès le départ ? Peut-être ne les avait-elle-même pas effleurés ? Ce n’étaient pas mes affaires après tout. Je laissai les filles taper le ballon un peu à l’écart du terrain principal. Elles furent rapidement rejointes par une poignée de garçons que leur jeune âge ou une constitution trop frêle écartait du tournoi « officiel ».

Le programme de la journée m’offrit de croiser la route du « Veron bhoutanais ». Dès les premiers instants, il eut l’occasion de me démontrer sa classe. Intégrant les préceptes tactiques locaux, je m’appliquai lors des possessions adverses à reculer au milieu de la défense du troisième âge. Manque de chance, nous devions gérer un gamin hyperactif et proprement insaisissable. Naviguant sur les côtés, appelant, décrochant, il ne restait pas en place plus de deux secondes. C’est dans le dixième où nous le perdîmes de vue que « Veron » trouva enfin le petit, qui exécuta le gardien d’une reprise sans contrôle. Le duo nous fit vivre un enfer footballistique. Les vieux, mains sur les genoux, me regardèrent avec ce triste sourire qui signifiait « Qu’est-ce qu’on prend, mes amis ! ».

A 2-0 contre nous, ce fut mon tour d’aller dans les buts. Celui qui me remplaça dans le champ, un placide père de famille, ne put davantage contenir le raz-de-marée : en deux actions, leur attaquant tira sur le poteau puis dans mes bras. Je décidai de perturber un peu le gamin en m’avançant, pour tenter de couper la profondeur. Je taclai ainsi pour intercepter une ouverture, à la surprise d’un public inhabitué aux sorties du gardien. Même si je laissai la moitié de la cuisse sur la surface rugueuse, je me fendis d’un petit geste de satisfaction. Sur l’action suivante, le garçon tenta un appel similaire. Sûr de moi, je m’avançai de deux mètres… et encaissai une feuille morte du passeur qui, lui, avait tout lu de mes intentions. Oui, je venais de me faire lober dans des cages de hand, sur la seule frappe lointaine du tournoi. Le public hurla pour saluer l’exploit du buteur, qui m’adressa un petit sourire en coin. Il semblait avoir conscience de son talent et en manifestait un début d’arrogance, plutôt surprenant au vu de la simplicité affichée par tout un chacun ici.

N’étant moi-même pas le dernier sur les questions d’orgueil déplacé, je quittai les buts en faisant signe un peu trop sèchement à l’enfant de m’y remplacer. Devant ma vexation évidente, les spectateurs émirent un murmure réprobateur. Des quolibets fusèrent. Dès le réengagement, je jetai aux vautours les principes de jeu et, au lieu de me replacer, me plantai devant le prodige. Tout en prenant soin de ne pas aller au contact, ce qui m’aurait sans doute valu des problèmes, je m’appliquai à le serrer d’assez près pour l’empêcher de jouer. Peu familier d’une telle privation de liberté et n’ayant jamais appris à dribbler, alors qu’il en aurait assurément eu les capacités, mon opposant fut désemparé. Il n’eut d’autre choix que de sans cesse donner en retrait. Accoutumé à recevoir des services de luxe, le jeune avant-centre n’eut pas l’intuition de descendre à sa hauteur. Il échangea sa place dans les buts avec un adulte, qui n’apporta guère plus d’aide.

A 3-0 en leur faveur, nos concurrents auraient pu se contenter de conserver la balle dans leur camp mais, comme je l’escomptais, la fierté de leur meilleur élément le poussa à commettre des erreurs. Il força des passes, donnant autant de munitions à nos offensives. En une occasion, je pus même le contrer et le déposséder du ballon pour me procurer un but facile. Il commençait à s’énerver, écartant plus ou moins consciemment les coudes pour éloigner mon marquage. En France, j’aurais poussé un peu mon avantage pour le provoquer et le faire craquer. Si la pensée m’en effleura, je ne souhaitais pas rester dans les mémoires comme celui qui aurait fait dégénérer un match pour la première fois en 60 ans. Je lui laissai quelques centimètres de respiration, ce qui demeurait trop peu pour le faire jouer à son aise. Déconcentré, il en oubliait son replacement, ce qui nous permit de marquer encore deux fois pour revenir à 3-3. Notre duel créait une émulation chez les autres joueurs, qui semblaient courir deux fois plus bien que nous en fûmes à la deuxième journée de tournoi. Le public lui-même manifestait bruyamment son enthousiasme.

Même dans un tournoi de sixte au bout du monde, même avec une centaine de spectateurs, cette sensation de disputer le match-vedette n’allait pas sans griserie. J’aimerais dire que mon niveau s’en trouvait amélioré, mais ce ne fut pas le cas. Un peu trop souvent à mon goût, le ballon s’obstina à rebondir sur mon tibia au lieu de mon intérieur du pied, déchet d’autant plus fatal que je n’avais pas non plus gagné une capacité pulmonaire égale à ces montagnards. Un incident se produisit sur l’une de ces contre-attaques occasionnées par ma faute. Parfait dans son anticipation, l’un de mes défenseurs fut le premier sur la balle quand – volontairement ou non ? – « Veron » l’envoya au tapis dans un nuage de poussière. L’assistance fut prise d’un moment de sidération, y compris quelques secondes après que la victime de la charge, un papy grisonnant qui lui rendait bien 25 kilos, eut pu se relever. Si fier auparavant mais soudain au bord des larmes, le jeune homme se répandit en gestes de contrition. Pendant au moins cinq minutes, il réclama le pardon de son aîné, qui le lui accordait gestes et étreintes à l’appui.

Le jeu reprit comme si de rien n’était, alors que je pensais voir le match s’interrompre définitivement. En fait, je semblais être le seul que l’événement avait perturbé, si bien que je relâchai une fois de trop la surveillance de mon rival : de son camp, il adressa une passe en profondeur que notre charnière ne sut négocier. Le buteur ne réussit qu’à effleurer le ballon, mais son geste suffit à surprendre le gardien qui le laissa échapper entre les poteaux. Quoique bien pensé, mon « coup tactique » ne nous empêcha pas de perdre.

J’eus le temps avant le coucher du soleil de disputer deux autres matchs. J’y fus absolument pathétique, carbonisé au sens propre par les UV et au sens figuré par l’intensité de la partie précédente. Je rentrai au campement perclus de courbatures et de coups de soleil, saisi par la fraîcheur qui commençait à tomber des montagnes. Veron et d’autres m’accompagnaient, formant une joyeuse troupe qui m’emmenait au banquet du soir. Leurs intonations suffirent à m’informer que l’affaire n’était pas finie, et que le lendemain serait une nouvelle fois consacré au jeu. Arrivant un peu plus tard dans la soirée, Tshering me le confirma : « Tomorrow, final ! ».

A suivre

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