Bad Beat

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Après les paris sportifs, Notre Footballologue s’est penché sur le poker et le foot, c’est là qu’il est « parti en live » comme disent les jeunes…

Dans les années 80, les World Series of Poker ne rassemblaient qu’une bonne centaine de participants, contre 8 800 inscrits en 2006. Dans les années 80, trois coupes européennes à élimination directe égayaient le quotidien des meilleurs clubs nationaux, sans toutefois imposer le modèle économico sportif oligopolistique et ploutocratique contemporain. Dans les années 80, les équipiers de Socrates défiaient la dictature militaire brésilienne au sein du club des Corinthians, tandis qu’aujourd’hui Brölin, Dhorasso, plus récemment Vieri, pour ne citer qu’eux, n’ont pour défi que de passer professionnel de poker. Spectaculaire reconversion…ou juste symptôme.

« Je ne veux pas être admiré par les autres, je veux juste leur argent »…

Barry Tanenbaum (1)

Imaginer Vieri en germajorquin écumant les fonds de pensionnés au cash game paraît peu probable, et de « professionnalisation » du poker mieux vaut semble-t-il évoquer une « spectacularisation » de l’activité. Six émissions en un an et demi, multiplication des sites tel pokerlisting.com, des tournois, des « valises » de jeu, des DVD et autres ouvrages sur le sujet : l’industrie du spectaculaire a fait main basse sur l’activité, la théâtralisant pour mieux l’intégrer au jeu de la société de consommation. Et si d’aucun s’attardent à souligner la décharge d’endorphine après laquelle court l’ancien footballeur habitué à faire rimer estime de soi et réussite sociale, ce n’est que pour renforcer l’hypothèse d’une physiologie du spectaculaire, de mécanismes d’addiction propres à un individu « spectacularisé. »

Plus spectaculaire, le parcours du docteur Socrates, médecin du sport roi au pays du football, témoigne d’une certaine expérience de l’addiction. Fumeur, noceur, capitaine du mythique Brésil de 82 et 86, le frère de Raï n’en est pas pour autant devenu professionnel des tables de jeu. Au contraire, ses coéquipiers aux Corinthians de Sao Paulo, encouragés en cela par leur directeur sportif, le sociologue Adilson Monteiro Alves, ont participé à la plus célèbre expérience d’autogestion d’un club de football, la « démocratie corinthienne. » (2) Là où Dhorasso et consorts cartonnaient d’ennui durant les mises au vert, Socrates, Zenon ou encore Wladimir fuyaient ces concentraçoes (terme militaire désignant les mises au vert au Brésil, synonyme de conscription) pour se consacrer à l’étude de l’onomastique, vantant la démocratie en pleine dictature militaire.

« Nous voulions dépasser notre condition de simples joueurs, travailler pour participer pleinement à la planification et à la stratégie d’ensemble des clubs. Cela nous a amené à revoir pleinement les rapports joueurs-dirigeants. » Socrates

Autre temps, autres mœurs. Le processus de spectacularisation s’adosse désormais à des stars millionnaires charriant le spectre du « mercenaire » difficilement soluble dans un collectif devenu « somme d’ego. » Image a priori peu séduisante mais pourtant promue par la société de consommation, tant elle sert son discours. En effet, il n’est qu’à s’interroger sur la figure du joueur de poker pour comprendre que le « point d’indignation » à partir duquel une société détermine ses valeurs s’est déplacé.

Du goudron aux plumes…

Peu importe l’origine du poker, force est de constater que la gestion sociale de ce jeu tend à en stigmatiser voire à en interdire la pratique. Tel le démon, le professionnel du poker défie la Providence en volant les « honnêtes gens », joue avec le hasard pour dérober le fruit du travail d’autrui. Comme ne lit pas le plan de Dieu qui veut, surtout lorsqu’il s’agit de dissocier salaire et activité productive, le corps social, en pleine industrialisation, s’arqueboute sur ces points d’indignation pour condamner ce jeu de hasard, domaine des aventuriers et autres parasites sociaux aux valeurs « antisociales. » Seul le Diable peut s’enorgueillir de tels forfaits, et il est dès lors difficile de comprendre l’engouement actuel, sauf à imaginer que si le XIXème fut déicide, le XXème fut celui de l’autopsie.

En pleine partie de poker, les mathématiciens Oskar Morgenstern (1902-1977) et John von Neumann (1903-1957) s’emparent du scalpel et entament ce processus de rationalisation de la Providence. Dans leur esprit, le poker est un « jeu de pari sur la force d’une combinaison. » Nul intérêt de rationaliser les combinaison : 40% de chances d’obtenir une paire, 5% d’en obtenir deux, 2% pour un brelan, moins du pourcent pour le reste des combinaisons, 0.05% pour le carré ou la quinte royale. Plus intéressant, le « jeu », défini comme « situation d’interaction dans laquelle plusieurs individus ou groupes d’individus disposent d’un ensemble de choix – stratégie – qui leur permettent d’obtenir des gains, en argent ou en utilité », met en scène des « stratégies » liées à l’adversaire, s’apparente à un jeu de code sur les signes, art du voilé-dévoilé propédeutique à la capture de l’autre et de son univers mental, dans la droite ligne du strip-tease, auquel il est plus qu’intimement associé. Le poker fait de la manipulation des affects profession et déterminer une grille d’invariants comportementaux, de rapports stimuli-réaction permettant de percer le secret de l’autre, dévoiler son jeu, tel est le sujet de Théorie des jeux et comportements économiques, ouvrage publié en 1944 par nos deux clébards de Coolidge.

Dans leur sillage, John Nash – penseur de la moitié de ce qu’il dit… Dhorasso des mathématiques – , détermine le « point de Nash », zone d’équilibre des rapports antagonistes, « point G » de l’interaction sociale avant « optimum de Pareto », ou « navré mon amour mais j’ai toujours cliqué Teen avant MILF. » ; Nalebruff et Braudenburger popularise le concept de « coopétition », ensemble des comportements stratégiques de coopération et de compétition simultanées ; Albert W. Tucker formule le « dilemme du prisonnier », ouvrant la porte à la stratégie du « donnant-donnant » développée par Robert Axelrod et « winnerisé » par Ségolène Royale. Ainsi, Evolution of cooperation, publié en 1984 et paru en France en 2002 sous le titre Comment réussir dans un monde d’égoïstes ?, envisage les différentes formes de coopération possibles en l’absence de pouvoir central, concluant que seule l’incertitude du résultat empêche la trahison (« …mais seule la MILF comprend la mi molle. »)

Absence de pouvoir central, précarité pour tous comme garant de l’ « équilibre » social, « pensée assurantielle » d’un François Ewald passé maître en biopouvoir appliqué contre « société d’assistés » composée d’inactifs et autres parasites, du fonctionnaire au retraité en passant par le gunner trentenaire.

« La vie est précaire, l’amour est précaire, … » Laurence Parisot, présidente du MEDEF

En 1994, le prix Nobel de mathématiques récompense John Nash, Reinhardt Selten et John Harsanyi pour leur travaux sur la théorie des jeux. En 2005, Bob Aumann et Thomas Schelling animent la polémique en recevant le prix Nobel d’économie récompensant des travaux sur la gestion des conflits internationaux à partir de…la théorie des jeux. Mathématiques, économie, armée, diplomatie, gestion des entreprises, …la rationalisation du hasard fait loi dans toutes les activités humaines. Fils de Keynes et d’Adam, l’ancien membre du parti communiste britannique John Maynard Smith l’applique même à la théorie de l’évolution dans Evolution and the theory of games paru en 1982. La survie nécessite dès lors d’être meilleur que l’autre, l’adversaire principal d’un individu ne se trouvant pas être l’ensemble de ses prédateurs, mais l’ensemble des autres individus de son espèce. Entre deux batailles d’excréments avec Miss Garrison (3) Richard Dawkins propose sa vision du système des retraites en soulignant qu’il suffit de courir plus vite que le voisin pour voir le prédateur se désintéresser de vous. D’être social, l’individu est réduit à un ego en concurrence avec son semblable dans la lutte pour la survie…tandis que le sentiment, étrange lien où la victime tyrannise, devient un instrument de pouvoir sur l’autre. Manipulation des affects, « Struggle for life »…

En 2006, le même Dawkins publie The God Delusion (Pour en finir avec Dieu, 2008), ouvrage de combat dénonçant le créationnisme, au nom d’un « darwinisme social » présumé capable de répondre à la question du « pourquoi » là où Darwin, en scientifique, n’aspirait qu’à proposer de nouvelles réponses au « comment » des choses. Car de toutes ces applications de la théorie des jeux jaillit systématiquement le « struggle for life », pensée magique érigée en code-source de l’espèce par Spencer, Galton et autres « adaptateurs » de la pensée darwinienne au champ social. Dieu est mort, les légistes alimentent le pouvoir de morceaux de Toute-puissance baptisés « théories », et d’antisocial, le comportement du joueur de poker devient un optimum. Dans son documentaire That’s Poker (4), Hervé Martin-Delpierre restitue le quotidien de ces professionnels : capacité de relance déterminée par la ressource économique, lecture « providentielle » du jeu et des faiblesses de l’adversaire, bluff et vitesse des bluffs, mécanique de réassurance affective par répétition-différenciation des rituels quotidiens, transe désespérée de la conscientisation absolue à laquelle un monde régi par le calcul d’intérêt oblige. L’enchaînement des événements n’a plus trait au hasard, ni même à la chance ou à la Providence, mais à un « beat » que le champion, maître ès Kairos, saurait saisir à propos. Ces professionnels de la gestion des affects seront bientôt des athlètes du poker, tant les cadences du spectaculaire ne tolèrent aucun hasard : Stakhanov libéralisé, orphelin de Foucault, confié aux bons soins du docteur Ewald. Déicide, l’occident rationaliste oxymorise désormais son pouvoir sur fond de hasard providentiel qu’il nomme théorie scientifique de la nature. Du reste, de « jeu de hasard » strictement encadré par la législation française, le poker relève désormais pour le Code des Impôts du … « jeu de commerce. » (5)

Tina Thatcher and Ike Joseph…

« Guerre de chacun contre chacun », telle est la définition de l’état de Nature proposée par le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679), plus connu pour avoir ressuscité ce vers de Plaute (ou Terence) : « L’homme est un loup pour l’homme. » Intériorisant les règles de la lycanthropie, Vieiri et consorts incarnent cette pensée que le philosophe Robert Redeker nomme « post-politique », apparue après le politique pour en dissuader l’émergence.(6) « Après le politique », soit après le grand bluff des années 80 qui a proclamé la démocratie libérale et le capitalisme libéral de marché comme optimum indépassable de la gestion de la cité. Tandis qu’en 1984, Socrates quitte la Démocratie Corinthienne, triomphent les Reaganomics et le Thatchérisme, et Jacques Delors, après avoir éduqué le parti socialiste à la « contrainte extérieure » et initié la politique de rigueur budgétaire décidément trop chère à Fabius, part faire de même à Bruxelles, l’Acte Unique de 1986 aboutissant au Marché Unique dès 1993. « Unique » comme fin de toute pensée critique, comme apogée du « there is no alternative » opposé par Thatcher aux 14% de chômeurs britanniques, simple application d’un programme rédigé par la « dame de fer » et son mentor Keith Joseph, et modestement intitulé The Right Approach. Et tandis que sur scène Tina Thatcher explique que la modernisation économique va de paire avec l’élimination des « canards boiteux », Ike Joseph, mari violent, rumine ce discours qui brisa sa carrière et le contraint à la retraite au fond du think tank Center for Policy Studies, discours légèrement trop…eugéniste.

Poker Face…Poker Brat

Dès lors, l’enthousiasme manifesté par les footballeurs n’a d’égal que le succès généralisé du poker auprès de leurs contemporains, symptomatique d’une idéologie usurpant la réalité au nom, ci de la science, là de la nature, ou, plus « nouveaux philosophes » fin de siècle, de la fin des idéologies, et proclamant le règne du « tous contre tous. » Et lorsque Socrates, un temps pressenti comme ministre des sports du gouvernement Lula, témoigne des motivations de sa footballocratie, Thatcher se demande qui est ce Ronald Reagan en compagnie duquel elle bluffa l’espèce entière.

« Peu de brésiliens ont la possibilité de faire des études et donc d’acquérir des notions politiques. Nous leur avons inculqué cette culture en utilisant la langue du football. »
Socrates

Résidant pourtant à…Palo Alto, Phil Helmutt, as des as et Socrates éducateur d’une société post-politique, relativise les théories : « S’il n’y avait aucune part de hasard, je pense que je battrais tout le monde. » Le retour du hasard comme donnée fondamentale du résultat…qu’importe, les joueurs n’ont plus de mémoire.

(1)  http://www.france-info.com/culture-loisirs-2009-12-31-nouvel-article-386714-36-42.html

(2)  http://fr.sambafoot.com/articles/245_Un_ballon_pour_la_democratie_page_1.html

(3)  http://vodpod.com/watch/1118655-richard-dawkins-dans-south-park

(4)  http://www.dailymotion.com/video/x25cdt_thats-poker-15_events

(5)  Statut exceptionnel délivré à condition qu’aucune personne ne puisse parier sur les chances d’un joueur, que la perception au profit de la cagnotte soit réduite à un droit fixe obligatoire, par joueur et par séance et qu’aucun jeu de hasard ne soit pratiqué dans le même établissement

(6)  Le sport contre les peuples, Robert Redeker, 2002.

site source d’infos généralistes sur le Poker : http://fr.pokerlistings.com/

3 thoughts on “Bad Beat

  1. « En 1994, le prix Nobel de mathématiques récompense John Nash, Reinhardt Selten et John Harsanyi pour leur travaux sur la théorie des jeux »

    Pas de prix éponyme pour les mathématiciens, ma femme les aimait trop parait-il…

  2. Tu n’as jamais voulu m’épouser, et Gösta, de la dynamite, n’en était pas que le père…lui!

    Il n’empêche que tu as raison: Prix Nobel d’Économie 1994 pour Nash et consorts…

    Ta tendre décomposée…

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