D’aussi loin qu’il s’en souvenait, Arnaud Couet avait toujours adoré ce sport et, chaque soir de match, il mesurait sa chance d’avoir pu en faire son métier. En ce sens, son piètre niveau balle au pied était une bénédiction, puisqu’il lui avait fait très tôt abandonner l’espoir inepte de pouvoir un jour fouler les terrains aux côtés de ses idoles. Arnaud était donc devenu ambient manager et, de l’avis général, il était le meilleur d’entre tous.

Ce soir, à l’occasion du quart de finale de Ligue des Champions opposant le Nike Paris au Longines de Milan, Arnaud jouait quasiment à domicile. Les locaux de la société ExcelTifo étaient en effet situés à Levallois-Perret,  à quelques kilomètres seulement de l’Accor Park Grand Paris où se déroulait la rencontre du soir. Dans les faits, cela ne changeait rien : que sa mission du coir concernât une rencontre jouée à 10 ou 10 000 kilomètres de son lieu de travail, la routine restait la même. S’installer seul dans sa cabine, vérifier le bon fonctionnement de l’écran géant et de son pupitre, brancher le casque, et s’installer pour le briefing-son avec les techniciens chargés de disposer sur place les micros au pied des bancs de touche. Puis il faisait la pénombre dans la pièce et démarrait sa console où dormaient presque 70 ans de bruits de stade en tous genres. Ou plus exactement, une sélection fine de ces bruits, purgés de tous ces débordements vindicatifs ou outranciers qui avaient fait si mauvaise presse au football par le passé.


La Grande Pandémie avait enfin permis d’accomplir ce que l’on souhaitait depuis longtemps, à savoir purger les stades de leurs éléments les plus turbulents à la faveur d’une interminable période de huis-clos. L’accalmie venue, le retour dans les stades était désormais le fait d’un public familial et surtout sain d’esprit, venu apprécier le spectacle sportif et lui seul. De nouveaux métiers étaient alors apparus, dont le sien : ambient manager, c’est-à-dire un professionnel chargé de soutenir l’action du terrain par des rumeurs de foule enregistrées. En effet, quand la Grande Pandémie avait forcé l’éviction du public, le rendu télévisé des stades vides s’avérait absolument sinistre. De là était née la pratique des bruits d’ambiance pré-enregistrés, à laquelle le retour du public n’avait pas mis fin. Mieux encore, ces chants étaient désormais diffusés à toute puissance dans les haut-parleurs du stade : l’analyse des données de matchs prouvait que les joueurs y puisaient un gain de motivation estimé à 150 % ; le public, ravi, considérait la bande-son comme partie intégrante du spectacle, et affirmait de plus en plus son exigence dans ce domaine.

La société ExcelTifo avait rapidement conquis un quasi-monopole, à la fois par ses technologies de pointe et des moyens humains adéquats. En effet, malgré toute la performance des algorithmes, aucune intelligence artificielle n’était parvenue à automatiser la gestion de l’ambiance : il fallait toujours un humain pour lancer chants, sifflets ou clameurs au moment idoine. Alliant sa rigueur professionnelle à une sensibilité incroyables aux choses du football, Arnaud Couet représentait la quintessence de ce nouveau métier.


Le match avait débuté depuis vingt minutes. Sûr de ses effets, Arnaud s’autorisait à abaisser sa concentration pour profiter un peu plus de la rencontre. Les chants italiens tapissaient le fond sonore depuis quelques instants, le Longines ayant de manière assez nette mis le pied sur le ballon. Aucune occasion franche n’avait encore eu lieu, aussi Arnaud avait-il pris le parti de renforcer légèrement les sifflets au moment des fautes, de monter le volume de la rumeur plus que de raison quand le ballon approchait l’une des surfaces. Une action conforme aux prescriptions du manuel ExcelTifo, qui enjoignait aux ambient managers de rythmer la rencontre avec leurs sons quand les joueurs n’y parvenaient pas par leurs actions. Arnaud n’avait cependant pas besoin de consulter cette bible pour jeunes recrues : c’est lui qui l’avait écrite en grande partie.

Le technicien se surprenait à accompagner ses ambiances avec des mouvements de la main, comme un chef d’orchestre. Il n’aurait su dire pourquoi, les chants qui peuplaient son répertoire lui procuraient une sensation enivrante. L’énormité de la comparaison l’empêchait de l’évoquer en public, mais il lui semblait que sa passion équivalait à l’écoute de Mozart pour un mélomane. Arnaud déroulait sa partition pour accompagner le ballet des footballeurs, entraînant dans son harmonie à la fois le public du stade et les téléspectateurs. Du haut de ses années d’expérience, il effleurait la console les yeux fermés : sa vie ne pouvait être plus fluide que lors de cette soirée. C’est pourquoi il eût du mal à croire ce qu’il entendit quand, sur un six-mètres anodin, un franc « oh hisse ! enculé ! » retentit dans son casque.


Arnaud n’eut guère le temps de penser à une hallucination ou à une blague de mauvais goût d’un stagiaire : de toute évidence, tout le monde au stade avait entendu la même chose. Ce qui l’en convainquit en tout premier lieu fut l’attitude de Karim Williams, si frappé de stupeur qu’il en rata son contrôle. Âgé de 44 ans, le capitaine du Nike Paris faisait partie de cette première génération de joueurs à la longévité augmentée par des cartilages en composite. Il représentait donc l’un des derniers vétérans à avoir connu ces cris de la honte, que les fanatiques d’antan envoyaient à la figure des gardiens adverses. Dans le stade, un « Ohhhhhhhh » unanime et réprobateur recouvrit l’ambiance des hauts parleurs ; c’était bien la première fois que cela arrivait.

En bons professionnels, aussi bien Arnaud que les joueurs évacuèrent rapidement le moment de flottement et la partie reprit son cours comme si de rien n’était. L’ambianceur n’en était pas moins mortifié, et se promit d’enquêter sitôt le match terminé sur les causes de cette humiliation publique. Il n’en eut pas l’occasion. La présence du club français dans la compétition garantissait la présence du ministre des sports devant sa télévision et sur les réseaux sociaux, et le politicien mit un point d’honneur à publier sans délai un tweet faisant part de sa plus haute indignation. Il eût été mal avisé de s’en priver : le diffuseur recevait déjà par dizaines les remontrances des téléspectateurs. La situation était volontiers amplifiée par les députés, les journalistes, les éditorialistes, ainsi que toutes les personnalités de premier, deuxième et douzième ordre trop heureuses de voir dans ce #CriDeLaHonte un moyen facile de rappeler leur existence.

Ainsi, à la seconde même où Arnaud Couet mit ses appareils en pause à l’occasion de la mi-temps, un cadre d’ExcelTifo déboula dans sa cabine et lui signifia sa mise à pied avec effet immédiat. Les états de service d’Arnaud ne lui furent d’aucun secours devant le damage control décidé par la société : ExcelTifo s’excusa auprès des diffuseurs, les communiqués contrits se succédèrent en prenant soin de bien préciser que le fautif avait été dûment châtié, un stagiaire aux dents longues prit le relais pour la seconde période et le football retrouva bien rapidement ses droits.


***

Un mois plus tard, la claque était toujours vivace. Célibataire total, Arnaud Couet ne disposait d’aucun amortisseur sentimental ou familial qui pût atténuer ses déboires. Or, sur le plan professionnel, il était grillé. Expert ou pas, laisser passer un « oh hisse enculé » à une heure de grande écoute, surtout quand la machine à indignation publique s’était emballée, c’était la faute rédhibitoire et définitive. Les plus tolérants lui tenaient rigueur d’avoir laissé passer un tel sabotage, quand les plus radicaux l’avaient catalogué comme homophobe définitif sans possibilité de faire appel.

Pourtant, tandis qu’il retournait des steaks hachés dans la gargote d’un vague ami, Arnaud ne se préoccupait guère de son avenir économique. Tout ce qui lui importait, c’était de comprendre d’où était venu l’incident. Premièrement, comment une telle insulte préhistorique avait-elle pu atterrir dans son répertoire pourtant certifié ? Comment ensuite avait-il pu la déclencher sur les hauts parleurs pendant un match regardé par 80 000 personnes sur place et 6 millions devant leur télévision rien qu’en France ?


La télévision du snack diffusait un triste Reims-Saint-Étienne, deux clubs sans naming qui végétaient dans les tréfonds du championnat national. Trois clients prêtaient à peine attention au spectacle. Arnaud, lui, n’entendait que l’horrible bande-son préparée par une intelligence artificielle bas-de-gamme : pour tout dire, le grésillement des projections de graisse sur la plaque lui paraissait plus mélodieux. Un client trempé par la pluie se réfugia dans le fast-food et lui demanda « un Mbappé-Burger, chef ! », ce qui constitua une heureuse diversion. Arnaud saisit au congélateur le sac de steaks à l’effigie de l’ancienne gloire. Un aller-retour sur le grill, salade, tomate, oignon, sauce… nouvelle routine professionnelle.

– Et voilà chef, vous prenez une table ?

– Non non, ça ira, c’est pour emporter. Avec la fièvre et la fierté.


Le client sourit, posa son billet de 5 plié en deux, et partit avec son burger malgré l’averse. Perplexe, Arnaud prit le billet, dont s’échappa un papier : une photographie, ou plutôt un morceau de photographie déchiré d’un vieux journal. On y voyait de jeunes hommes debout, torse nu, des drapeaux bleu et blanc et, au centre de la photo, un homme juché sur une estrade, brandissant un objet lumineux. Se fût-il agi de n’importe lequel des nombreux fracassés qui fréquentaient ce fast-food du Xe arrondissement, Arnaud aurait haussé un sourcil pendant un dixième de seconde avant de jeter le papier au milieu des épluchures. Mais cette expression, « la fièvre et la fierté », l’intriguait. La photo l’intriguait. C’était l’heure de pointe ; sans savoir exactement pourquoi il s’intéressait à la question,  Arnaud glissa avec soin le papier dans son portefeuille en attendant de l’examiner plus attentivement le soir venu.

Au centre de l’image, l’objet lumineux, et la fumée qu’il émettait empêchait Arnaud de discerner les autres détails. À l’aide d’une loupe, il tenta de déchiffrer le texte d’une banderole à l’arrière-plan. Il crut y reconnaître ce fameux slogan, « la fièvre et la fierté ». La photo représentait de toute évidence d’une tribune de football ; une tribune d’un temps assez ancien, tant les énergumènes hargneux qui s’ébattaient sur la photo témoignaient de ce passé qui avait si longtemps pollué ce sport. Cela étant, après avoir passé une nuit blanche à triturer le document pour en extirper les derniers secrets, Arnaud dut se résoudre à l’évidence : il ne comprenait toujours rien à la situation.


Son client revint quelques jours plus tard.

– Un Mbappé burger, comme d’habitude ?, balbutia Arnaud.

– Non, c’est bon, je crois que je vais éviter de m’empoisonner. Tu avais l’air de m’attendre, donc je suppose que tu es prêt. On se voit là, répondit l’homme-mystère en claquant un flyer sur le comptoir :

« Ultra, l’autre temps du football – Une exposition du collectif Beluga, du 11 avril au 4 mai 2053, musée Jacques Chirac – Quai Branly, Paris »

Il n’y a pas à dire, les bougres de chez Beluga savaient soigner leur graphisme. Fond jaune vif sobrement rayé de noir, avec en surimpression ce même personnage que sur la photo, cet homme au visage masqué par la fumée, surplombant la foule en colère comme un Delacroix grotesque. « Je ne devrais pas être si émotif », songea Arnaud, en constatant que ce document anodin lui procurait des palpitations.


Il ne poussa pas l’impatience jusqu’à chercher une invitation pour le vernissage, étant de toute façon devenu tricard dans le milieu footballistique et médiatique parisien. Le musée des arts premiers était quasiment désert le samedi matin, décevant au passage l’attente d’Arnaud d’y retrouver son  correspondant. Dans un graphisme toujours aussi moderne, l’exposition présentait des morceaux de la culture Ultra d’antan : images de spectacles en tribunes, tambours, mégaphones, et aussi un « fumigène » tel que le brandissait l’homme de la photographie. La tenue de l’exposition en ce lieu incitait le visiteur à réfléchir à l’aspect « cultures primales » de ces rites footballistiques ancestraux, vues depuis le monde civilisé. Un fond de violence, de sauvagerie, mais aussi une certaine sincérité que l’on ne trouvait plus dans cette époque sophistiquée. Arnaud laissait ainsi ses pensées errer de la sorte entre les pires poncifs anthropologiques, quand son regard croisa celui d’un agent de sécurité ; celui-ci sortit aussitôt de la pièce, comme s’il avait voulu l’éviter.

L’espace suivant était intitulé « les démons du football ». Il était consacré aux pires errements du sport, heureusement éradiqués. L’enfer de la collection révélait chants racistes, banderoles sexistes et homophobes, images de violences, livrés dans toute leur crudité. Tout révélait la vulgarité de tous les instants qui imprégnait cette culture. Arnaud eut le vertige à l’idée que l’on ne parlait pas ici de peuplades du Moyen-Âge, mais d’hommes dont certains étaient encore bien vivants.

Fasciné comme tant d’autre par la sauvagerie humaine (du moins c’était ce qu’il pensait), Arnaud tomba en arrêt devant une photo, sa photo, cet homme au fumigène devant sa tribune. Entière et agrandie, l’image occupait un mur entier. Pour rien au monde Arnaud n’eût souhaité un tel déchaînement dans ces stades, et pourtant il n’arrivait pas à détourner son regard. À force de l’avoir scruté, le « supporter » au fumigène, cet « Ultra » pour reprendre la dénomination de l’exposition, lui paraissait familier. L’agent de sécurité entrevu tout à l’heure fit irruption, flanqué de deux policiers en tenue. « Veuillez nous suivre, simple vérification », dit l’un d’eux en lui agrippant l’épaule.

Lien vers la seconde partie

4 thoughts on “Total Football (1/2)

  1. Utopie et dystopie sont les deux faces d’une même pièce. J’attends impatiemment la suite.

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