Résumé du premier épisode : 2053. Ambient manager pour la société ExcelTifo, Arnaud Couet aime son métier comme il aime le football. Pourtant, un incident inexplicable pendant un match lui fait perdre son travail. Un mystérieux individu l’aiguille vers une exposition consacrée aux supporters des temps anciens. Mais Arnaud y est bien vite arrêté, sans raison apparente, par des agents de sécurité.


De plus en plus perdu, Arnaud Couet réclama des explications qui ne lui vinrent pas, les agents se contentant de le conduire vers une autre aile du bâtiment. Les quatre hommes transitaient par les espaces extérieurs du musée quand l’un des agents poussa un cri, frappé par derrière par une barre de fer. Les deux autres n’eurent pas le temps de répliquer qu’ils furent assaillis par une bande masquée et hurlante. La surprise eut rapidement raison de l’escorte. Massacrés à coup de pieds, de poings et d’instruments contondants divers, ils laissèrent la bande se saisir d’Arnaud et l’exfiltrer dans une camionnette blanche qui patientait à quelques mètres de là.

Ils étaient huit, sans compter le chauffeur. Arnaud regarda à tour de rôle ces hommes, tous masqués par une écharpe d’un club différent. Des clubs de l’ancien temps, pour la plupart. Certains existaient toujours dans des ligues mineures, comme Saint-Étienne ou Rennes, d’autres n’existaient plus en tant que tels depuis qu’ils avaient rejoint l’élite des franchisés, comme le Breitling de Monaco ou l’Olympique Méditerranée CMA-CGM. C’est d’ailleurs le porteur de cette écharpe qui se découvrit le premier. Il s’agissait du client des jours précédents : le contraire eût été surprenant.

– Alors Fabien, ça fait plaisir, cette course avec les condés, comme au bon vieux temps !

– Fabien ? Mais c’est pas moi, Fabien ! Vous vous trompez depuis le début, je m’appelle Arnaud Couet.

Les hommes se regardèrent, déçus. Contre toute attente, ils ne s’excusèrent pas de leur méprise.

– Bon, OK, reprit l’homme. On va y aller en douceur, t’es moins mûr que ce que je croyais. On va voir tout ça au local.


***

– C’est ça que t’appelais « en douceur » ? Enculé !, gémit Arnaud. Arnaud, ou plutôt Fabien, puisque ses nouveaux camarades lui avaient rappelé sans ménagement son identité passée. Depuis deux heures dans ce hangar sinistre, les huit hommes faisaient se succéder sur un antique PC portable des vidéos de mauvaise qualité, mais on ne peut plus accablantes.

Cet homme, ce sauvage qui vociférait des insanités torse nu, fumigène à la main, cet homme qui encourageait des foules hystériques à insulter les mères des arbitres, les adversaires, ou parfois même les joueurs de son propre club, c’était lui. Fabien Lima, responsable des « Extrêmes phocéens », un club de supporters de l’Olympique de Marseille quand le club s’appelait encore ainsi. « La fièvre et la ferveur », tout lui revenait désormais, à mesure que les vidéos de ses exploits démolissait son identité pour refaire apparaître celle du passé.


Le chef de la bande, celui qui avait replongé Fabien dans ce passé inconnu, se nommait Michaël. Il n’était rien moins que son bras droit aux « Extrêmes ». Exalté, Michaël s’efforça de lui remémorer ces longues années à partager la préparation des « tifos », la vie des tribunes, les déplacements, et aussi les geôles des différents commissariats de France et d’Europe à mesure que la législation restreignait encore et encore les droits des supporters. Le sourire de son ancien compagnon s’élargissait à mesure qu’il lui racontait leurs frasques communes ; à l’inverse, Fabien, lui, se décomposait. Lui qui, il y a quelques semaines à peine, était l’un des meilleurs rouages de ce que le football représentait de plus beau, s’avérait finalement au fond de lui un barbare de la pire espèce, l’un de ceux dont il se félicitait à chaque match que la société eût réussi à les éradiquer. Mais il y avait pire : comment se faisait-il qu’il ne se souvienne de rien ? Michaël prit ici encore le parti d’aller droit au but, et inséra une seconde clé dans l’ordinateur.

– Alors ça, c’est ce qu’on a réussi à récupérer en infiltrant quelques structures. Quand vous avez disparu, toi et les autres, on est restés une poignée à résister, on a réussi à placer des gars dans les préfectures et d’autres dans les médias pour essayer de comprendre. C’est là qu’on a trouvé la trace d’une start-up qui s’appelle Regall.  Ils proposaient un programme nommé « Total Football », regarde.


Il mit en lecture une publicité. Celle-ci s’ouvrait sur des images de supporters en pleurs, ridiculement prostrés après une défaite de leur club de cœur. Des mots s’affichaient en surimpression : « Trop de nuits blanches », « Il n’y a plus d’espoir », « On ne gagnera jamais » et, finalement,  « le foot ne m’a rien rendu ». Une voix off féminine déroula l’argumentaire :

« Il est plus facile de rompre une histoire d’amour qu’une histoire avec son club de football. Vous avez dépensé du temps, de l’argent, de la passion pour votre club, et celui-ci ne vous rend plus rien. Vous souhaitez rompre avec les excès du football sans perdre la face, et surtout sans sensation de manque. Vous voulez enfin vous remettre à profiter du sport. Notre programme « Total football » vous apportera la solution. Depuis quelques années, les technologies d’inception mentale sont appliquées dans la lutte contre les addictions, comme le tabac ou l’alcool. Regall est la première à utiliser ces technologies de pointe pour vous aider à aimer de nouveau le football. « Total Football », c’est extraire de votre cerveau tous les aspects qui vous ont rendu le football nocif. Oubliez vos espoirs perdus, oubliez ce qui vous a fait mal et ne gardez que les satisfactions. « Total Football », c’est l’assurance d’aimer le football uniquement pour le meilleur ».


Michaël raconta tout ce qu’il savait à Fabien. Comment son OM avait changé de nom pour intégrer les franchises de la Grande Ligue Européenne, mais sans les investissements qui lui permettraient d’y devenir autre chose qu’un faire-valoir. Les branlées bi-hebdomadaires, les prix des places prohibitifs, la répression des groupes de supporters et, par-dessus tout l’absence totale d’espoir de voir la situation s’améliorer un jour. Le football lui-même ne ressemblait plus à rien : des algorithmes procuraient désormais une décision automatique sur les actions que les arbitres ne parvenaient toujours pas à interpréter à la vidéo ; les remplacements étaient passés à 5 avant de devenir permanents, de sorte que les entraîneurs n’hésitaient plus à spécialiser leurs lignes d’attaque et de défense ; les pauses-fraîcheur rendues obligatoires par le réchauffement climatique avaient fini par déboucher sur le découpage des matchs en quarts-temps, pauses publicitaires incluses. De plus en plus régulièrement, les soirs de matchs débouchaient sur des épisodes de lassitude footballistique extrême. Michaël se rappelait ainsi comment son ami avait fini par lui faire part de ses envies de suicide sportif. « Juste la partie foot, avait-il plaisanté ! Du style, si on le pouvait, juste tuer toute la partie réservée au foot dans notre cerveau, faire un bon gros lavage pour repartir du bon pied… »

Trop heureuses de pouvoir attirer à elles l’une des dernières figures irréductibles du monde des supporters, les instances et la société Regall avait fait du recrutement de Fabien une priorité pour leur projet-pilote « Total Football ». Pourtant, le film publicitaire était resté à l’état de projet, quelque chose avait raté. Les ondes avaient-elles grillé le cerveau de Fabien plus profondément que prévu ? Était-ce un complot, comme le laissait penser la promptitude des policiers à vouloir l’exfiltrer du musée ? On ne pouvait qu’émettre des hypothèses, toujours est-il que Fabien avait disparu corps et biens pendant 15 ans. La manière dont les agents avaient tenté de l’éloigner de l’exposition laissait toutefois entendre que, même si plus rien ne le reliait à son ancienne identité, certains tenaient tout de même à le surveiller d’assez près.


Michaël, lui, avait déserté la cause d’une manière plus naturelle, comme la majorité des supporters. Un désengagement progressif, un déménagement pour raisons professionnelles, des charges familiales, et un dégoût croissant devant ce que le football était devenu. Néanmoins, à la différence des autres, une petite flamme résistait encore au fond de lui. Sur les terrains de Paris, Michaël avait rencontré d’autres anciens supporters de divers clubs, ils avaient parlé du foot d’avant, de ce qu’il était devenu et, par effet d’entraînement, cette flamme ne demandait plus qu’à éclater en incendie rageur. Plus qu’un retour à l’ancien temps qu’il savait illusoire, le groupe qui s’était monté voulait détruire ce football moderne sans âme.

Ironie du hasard, ils prirent principalement en grippe cette profession « d’ambient manager », qui avait tout dérobé de leur culture pour le régurgiter dans les stades sous forme d’ersatz indigne. La bande commença à repérer les meilleurs moyens de mener des actions de sabotage, comment salir cet Arnaud Couet qui représentait tout ce qui leur faisait horreur. C’est à ce moment-là qu’un membre du groupe crut reconnaître Fabien, et fit part de ses doutes à ses camarades. D’abord saugrenue, l’hypothèse parut de plus en plus consistante : par on ne sait quel lavage de cerveau, Fabien Lima était devenu celui qu’ils haïssaient le plus. S’il leur fallait anéantir Arnaud Couet, c’était désormais dans un but plus grandiose encore : rendre son identité et ses souvenirs au vrai Fabien Lima, et le persuader de réintégrer leurs rangs.


Exalté, Michaël fit part de ses intentions à son ancien leader : avec un personnage si charismatique rallié à la cause, les plus anciens des ultras se souviendraient de ce que le mouvement représenterait, et ils seraient sans aucun doute prêts à se battre à leurs côtés pour en finir avec ce football  dénaturé. Fabien ne semblait pas partager cet enthousiasme :

– Attends, Mika… on est d’accord que c’est quand même devenu mieux maintenant le foot, non ? Arrête ! Tu peux me dire que de notre temps, c’était passionné, c’était romantique, c’était populaire, mais bon, je les ai vues comme toi les vidéos que tu m’as montrées… on était quand même de sacrés connards, non ?

Un silence se fit dans le local. Les gars étaient plus vieux de 15 ans depuis leurs derniers exploits et, avec le recul, ils ne pouvaient pas donner tort à Fabien sur toute la ligne. Au tout début, ils avaient tenté de prendre la roue de cette élite intellectuelle qui fétichisait le mouvement ultra sans y avoir jamais mis les pieds : les rites initiatiques, le sentiment d’appartenance, le brassage social et ethnique, les actions sociales et caritatives mises en place par les groupes… autant d’arguments politiquement pratiques, et qui surtout avaient le mérite de s’épargner la réflexion sur le côté obscur de cette culture. Rapidement, cette stratégie de respectabilisation s’était avérée vaine : à part leur frange « ultraphile », les classes intellectuelles s’accommodaient très bien de l’éradication du supportérisme traditionnel. Les masses des supporters, elles, n’avaient rien à faire d’être respectables : au contraire, le stade leur permettait justement d’être cet exutoire où, le temps d’un match, ils pouvaient librement oublier les multiples injonctions qui régentaient leur vie de merde le reste du temps. À chaque fois qu’un sociologue tentait de démonter un cliché relatif aux ultras, de petits malins accouraient en masse pour traiter son contradicteur de fils de pute, entre autres élégances : avec des soutiens si ingrats, l’avant-garde s’était lassée et s’était tournée vers une autre mode. Le mouvement avait fini par s’éteindre et, à l’exception de quelques illuminés comme Michaël, personne ne s’en trouvait plus mal. Soucieux de ne pas braquer son ami, Michaël congédia Fabien en lui laissant deux jours pour digérer toutes ces révélations et décider de la suite.


Fabien passa ces deux jours sans quitter son appartement. Malgré la reconstruction express de ses souvenirs par ses anciens coreligionnaires, il continuait à trouver saugrenu que le football puisse être conçu positivement comme un espace où hurler des insanités, se sauter dessus tout transpirants, chanter en chœur comme une armée de fanatiques… Alors, lui demander en plus d’être l’Élu, celui qui mènerait le groupe dans son combat… Et pourtant, un souvenir s’était ravivé en lui, celui d’avoir trouvé dans cette façon de vivre le football un sentiment qu’il n’éprouvait pas ailleurs et qu’il était d’ailleurs bien en peine de définir. Ce complément à sa vie, il n’en disposait assurément pas dans sa nouvelle identité ; il n’avait aucunement conscience de ce vide depuis l’effacement de ses souvenirs mais, désormais, ce manque représenterait une évidence qui ne pourrait plus faire autrement que de grandir. Même s’il refusait de rejoindre les rebelles, il serait désormais impossible à Fabien de redevenir Arnaud Couet et de retrouver ce football confortable qui lui convenait si bien. Michaël avait-il vraiment besoin de replanter dans son cerveau les germes de cette passion imbécile, qui promet 90 % d’insatisfactions quand on s’y engage et un vide terrible quand on ne peut pas l’exercer ?

À tout hasard, il pianota sur un moteur de recherche. La société Regall existait encore…

3 thoughts on “Total football (2/2)

  1. Mais ? Comment ? Un cliffhanger, c’est quand il y a une suite à l’histoire, je me trompe ?

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