La Balkans Acad’ se souvient de la Yougoslavie

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Tristan vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître

Ross

Pour toute personne de moins de 30 ans, le nom « Yougoslavie » possède cet effet magique de la chose dont on sait pertinemment qu’elle a existé et ce il n’y a pas très longtemps, mais dont on ne connait pas réellement les contours faute de l’avoir vécue. La Yougoslavie était entre autres connue (à l’image des Etats qui en découlent aujourd’hui) pour être une grande nation de sport. Du coup, j’ai eu envie de gratter un peu et de poser quelques questions à Runar Nordvik, qui maîtrise bien le sujet. Bienvenue dans le passé.

 

1-      Le système politique en Yougoslavie et le sport

« Quelle était l’importance du sport dans le système politique en Yougoslavie ?

Le sport était très important. Comme dans la plupart des pays de la vieille Europe de l’Est, le sport était utilisé comme un outil pour prouver à l’extérieur la grandeur de l’idéologie communiste tout en créant dans le pays un sentiment de fierté et d’unité. La Yougoslavie de Tito était bâtie sur l’idée d’unité et de fraternité (“Jedinstvo i bratstvo”) entre les gens et l’idée que « yougoslave » était la seule nationalité légitime. Avec les lourdes restrictions sur les activités religieuses, le sport était sans doute le champ d’action le plus important pour gommer les identités serbe, croate, musulmane, slovène, etc. Chaque triomphe sportif était affiché comme un triomphe yougoslave dont les gens étaient très fiers. Le sport a ainsi servi politiquement pour créer un sentiment diffus, commun et très ancré d’identité yougoslave, d’où son extrême priorité.

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Quelle était l’opinion de Tito en ce qui concerne le sport ?

Je pense qu’il est plus sûr de dire que la fascination de Tito pour le sport était avant tout liée au fait qu’il s’agissait d’un outil si efficace pour parvenir à des buts politiques, et assez peu à l’attirance pour l’exercice physique ou les compétitions en tant que telles. Tito voulait que la Yougoslavie soit performante en sport pour transformer ces moments de performance et de victoire en outils politiques. »

 

2 – L’éducation par le sport et la communication

« Comment est-ce que la pratique du sport par les enfants était encouragée dans les écoles et dans les clubs?

Le sport scolaire et l’entraînement physique étaient des domaines importants de l’éducation générale, et dans les clubs pour enfants, cela voulait dire que vous bénéficiez d’entraîneurs professionnels et sérieux dès le plus jeune âge quel que soit le sport que vous faisiez. Cette vision du sport comme « jeu informel pour les enfants » a été remplacé par une approche très sérieuse beaucoup plus tôt que dans les pays d’Europe de l’Ouest.

Quelle était l’importance du “Relais pour la Jeunesse” en Yougoslavie ?

Je pense que le Relais pour la Jeunesse était très important puisqu’il illustrait la manière dont les leaders politiques pouvaient utiliser un évènement annuel et national pour le connecter à l’anniversaire de Tito afin de construire un état d’esprit général pour la population tout en continuant à pérenniser le mythe de Tito parmi ses concitoyens. »

LE RELAIS POUR LA JEUNESSE

Le relais pour la jeunesse ou « Stafeta mladosti » en VO était une course très symbolique en Yougoslavie. Cette course vit le jour en 1945 et continua jusqu’en 1988, soit huit ans après la mort de Tito. Un bâton était ainsi convoyé à travers diverses villes de Yougoslavie pour arriver le 25 mai à Belgrade, jour de l’anniversaire de Tito, avec des vœux de la jeunesse pour le Maréchal. Le 25 mai devint dès 1957 le Jour de la Jeunesse et un jour férié national. Il est considéré qu’un Yougoslave sur trois a participé à ces relais durant sa vie. Si vous avez l’occasion de visiter le mausolée de Tito à Belgrade, vous verrez des dizaines de bâtons différents ; leur création originale étant devenue un défi « artistique » année après année.

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3-      La formation des jeunes joueurs

« Comment le système de formation était organisé dans la fédé yougoslave ? Est-ce que tous les grands espoirs étaient amenés à Belgrade ? Y avait-il une sorte de centre national d’excellence pour ces prodiges ?

Je ne pense pas qu’il y avait une quelconque préférence envers les clubs de Belgrade. Dans la vieille Yougoslavie, vous trouveriez une corrélation très importante entre les joueurs qui grandissent, se développent et le fait qu’ils jouent pour le club de leur appartenance géographique. Les joueurs de la région de Sarajevo jouaient pour les clubs de Sarajevo, ceux de Mostar jouaient pour Velez, ceux de Dalmatie pour l’Hadjuk et ainsi de suite. Il y avait très peu de joueurs qui changeaient de clubs en Yougoslavie et quand cela arrivait, c’était souvent dû à des jeux financiers semblables à ceux qui orchestrent le système de transferts moderne et non comme conséquence « d’ordres politiques ». A ma connaissance, il n’y avait pas de centre de formation national (j’en aurais entendu parler), les joueurs étant formés directement dans les clubs. Rappelons aussi que les responsables de l’école de football yougoslave pensaient qu’il était meilleur pour le développement des jeunes de jouer dans la ligue yougoslave plutôt que de représenter le pays dans les compétitions internationales de jeunes. Quand la Yougoslavie a gagné la Coupe du Monde U20 en 1987, l’entraîneur Mirko Jozic a eu de grandes difficultés à attirer Prosinecki, dans la mesure où la fédération yougoslave était convaincue qu’il était mieux pour Prosinecki de rester jouer dans son club en Yougoslavie pendant le tournoi. En d’autres termes, ils avaient une très grande confiance dans leurs méthodes et leur championnat local et n’avaient pas peur de faire les choses comme ils l’entendaient.

Qu’est-ce qui, selon vous, était spécifique aux joueurs yougoslaves et au championnat yougoslave par rapport au reste du monde ?

Premièrement, ils représentaient une philosophie à part entière avec une réelle attention portée aux qualités techniques. En Yougoslavie, ils ont formé des joueurs de football à l’image de ceux d’Amérique du Sud (d’où le surnom « Brésiliens de l’Europe ») alors qu’ailleurs, il y avait une plus grande attention portée aux qualités physiques. En Yougoslavie, c’était tout pour la technique et le développement des qualités tactiques. Le tout de manière assez stricte et disciplinée, ce qui a permis de combiner la culture de jeu de l’Amérique du Sud avec celle d’Europe de l’Est afin de créer une manière inédite et yougoslave de voir le jeu. »

UNE QUALITE DE FORMATION TOUJOURS ACTUELLE

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La semaine dernière, le CIES de Neuchâtel a sorti sa dernière étude sur les meilleurs clubs formateurs européens. Celle-ci tend à prouver que la qualité de formation « yougoslave » s’est perpétuée dans les républiques actuelles. C’est particulièrement le cas en Serbie et en Croatie. En effet les clubs du Partizan et de l’Etoile Rouge se placent respectivement 2è et 6è de ce classement au nombre de joueurs formés qui évoluent aujourd’hui en élite à travers l’Europe. La Croatie est aussi à l’honneur avec trois clubs représentés : Hadjuk Split (4è), Dinamo Zagreb (9è) et Osijek (15è). Ces résultats semblent démontrer que le savoir-faire yougoslave en termes de formation de joueurs de football professionnel est toujours d’actualité et on ne compte plus les jeunes espoirs du football européen issus d’ex-Yougoslavie.

 

4-      Les problèmes nationalistes

« Dans les années 50, 60, 70, est-ce que des problèmes d’ordre nationaliste sont apparus dans le championnat de Yougoslavie ?

Oui. Il y avait des problèmes majeurs et récurrents pendant ces années. Cela a commencé quand la Torcida a été créée par les supporters de l’Hadjuk en 1950 et fut peu après interdite par les pouvoirs locaux après avoir envahi le terrain et foutu le bordel après un match contre l’Etoile Rouge (l’Hadjuk avait gagné 2-1). Y avait-il des motivations nationalistes ? Difficile à dire, mais probablement. Ces choses devaient se répéter alors que la culture supporters se développait (particulièrement dans les années 70). Pendant le soulèvement croate (connu comme « le printemps croate ») en 1971, cela s’est aussi transmis aux terrains de football et aux supporters de clubs croates. »

LE PRINTEMPS CROATE1

Ce mouvement d’émancipation de la population croate débuta en réalité en 1967 avec la publication de la Déclaration sur le nom et la position de la langue croate, publiée par des intellectuels croates. En 1971, un dictionnaire de langue croate fut également publié. Aux considérations linguistiques et identitaires s’ajoutaient des problématiques économiques, les Croates se sentant lésés par rapport aux Serbes. Toutes ces préoccupations ont mené à de grandes manifestations populaires en Croatie en 1971, notamment à Zagreb. Ce printemps croate fut très largement réprimé par la police yougoslave. Malgré tout, le printemps croate connut une fin favorable avec la ratification en 1974 d’une nouvelle constitution offrant plus d’autonomie aux républiques en Yougoslavie.

Concernant le football, c’est un autre printemps en Croatie qui mettra aussi à mal l’unité yougoslave : celui où le Dinamo Zagreb et l’Etoile Rouge se rencontrent en 1990. Ce match est resté célèbre pour l’image de Boban en train de protéger un supporter du Dinamo battu par les policiers yougoslaves. Ce match fut un point d’orgue dans la haine entre les supporters des deux clans, très nationalistes. Un an plus tard, la guerre d’indépendance éclatait en Croatie.

 

5 – Les générations dorées

« Mis à part la génération fabuleuse de 1987, est-ce que vous voyez une autre génération dorée dans le football yougoslave ?

Je dirais que l’équipe de 1974 qui s’est présentée à la Coupe du Monde en Allemagne de l’Ouest était une équipe exceptionnelle et probablement la vraie génération dorée de la Yougoslavie au niveau seniors. Maric, Katalinski, Oblak, Dzajic, Bogicevic, Surjak, Vladic, Bajevic, etc. Cette équipe était dotée d’un immense talent. Malheureusement, ils ont perdu contre l’Allemagne le premier match de la deuxième phase et de manière typiquement yougoslave, ils ont perdu tout intérêt pour les deux autres matchs contre la Pologne et la Suède. A mon avis, si on regarde joueur par joueur, cette équipe était aussi forte que les deux finalistes cette année-là: l’Allemagne et les Pays-Bas. »

LA VICTOIRE DE 19872

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Dans les années 80, très peu de compétitions sportives majeures échappaient à la domination yougoslave, particulièrement en sport collectif. L’équipe de handball masculin fut vice-championne du monde en 1982 puis championne olympique en 1984 et enfin championne du monde en 1986. Du côté du basketball3, les performances ont aussi été légion à cette époque: deux médailles de bronze (82/86) et un titre mondial au championnat du monde ainsi que les trois couleurs de médaille aux Jeux entre 1980 et 1988.

En ce qui concerne le football, la génération 1987 avec sa victoire en Coupe du Monde U20 restera dans les mémoires. Au Chili, les Yougoslaves battront le pays hôte, l’Australie, le Togo puis le Brésil et les deux Allemagne. Cette équipe comptait dans ses rangs des Serbes, des Croates, des Bosniens et des Monténégrins avec quelques noms qui ont brillé dans les années 90: Robert Jarni, Igor Stimac, Zvonimir Boban, Robert Prosinecki, Predrag Mijatovic et Davor Suker. Malheureusement, la guerre n’offrira pas de chance à cette génération de démontrer sa valeur au niveau seniors, la Yougoslavie n’ayant pu participer à l’Euro 1992. Elle restera une équipe soumise aux fantasmes quant à son potentiel et une grande interrogation sur ce qui eut pu être.

  

6 – Les clés du succès

« Qu’est ce qui a permis tant de performances dans des sports différents pour la Yougoslavie durant quatre décennies ?

L’affirmation d’une stratégie claire de la part du gouvernement, consistant à accorder une très haute priorité au sport pendant ces années : pas seulement en termes de finances et d’institutions, mais également en termes de création d’une culture et d’un réel attrait pour le sport dans la population. Cette politique a laissé la Yougoslavie plus ou moins comme un grand terrain de jeu pour la pratique du football, du basket, du hand et d’autres sports. Les nations actuelles ont conservé cette culture et cette tradition, vous verrez qu’elles perdurent également en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, en Serbie, etc. bien souvent malgré le manque ou la qualité des infrastructures.

Est-ce que les gouvernements successifs de Yougoslavie ont donné de l’importance à la construction d’équipements sportifs ?

Oui. Que ce soit en termes de construction d’infrastructures majeures avec une grande valeur symbolique comme des grands stades mais aussi en termes de quantité à travers tout le pays. Il est sans doute bon de rappeler que les habitants de la Yougoslavie ont payé, sans sourciller, une taxe mensuelle supplémentaire pendant de nombreuses années afin de financer les infrastructures pour les JO de Sarajevo. »

 

7 – La nostalgie pour le football en Yougoslavie

« Est-ce qu’il existe une nostalgie pour le football yougoslave aujourd’hui?

Oui et non. La vieille génération a un souvenir très nostalgique du football yougoslave meilleur qu’aujourd’hui en termes de qualité que ce soit au plus haut niveau ou dans les divisions inférieures. Il y a aussi une plus grande nostalgie en Bosnie-Herzégovine qu’en Croatie ou en Serbie. Cela reflète l’opinion générale concernant Tito et la Yougoslavie pour les Bosniaques, comparé aux Serbes et aux Croates. Alors que la plupart des statues et des noms de rues avec le nom de Tito ont été éradiqués en Croatie ou en Serbie, toutes les villes principales de Bosnie (excepté en Republika Srpska) ont encore au moins une statue de Tito et une artère principale avec son nom. Alors que les Serbes et les Croates en général perçoivent la Yougoslavie et Tito comme un pays et un dictateur qui ont supprimé les souverainetés serbe et croate pendant quatre décennies, la plupart des Bosniaques voient la Yougoslavie et Tito4 comme des représentants de « jours meilleurs ». Et c’est également le cas pour le football. »

Tristan Trasca

 

1 Si vous voulez en savoir plus sur le Printemps Croate : « The Balkans in Turmoil – Croatian Spring and the Yugoslav position Between the Cold War Blocs 1965-1971 » par Ante Batovic http://www.lse.ac.uk/IDEAS/publications/workingPapers/batovic.pdf

2 Une page de la FIFA sur le tournoi U20 de 1987 http://www.fifa.com/tournaments/archive/tournament=104/edition=191161/overview.html

3 Concernant la génération de basketteurs yougoslaves de l’époque, je ne peux que vous conseiller le classique « Once Brothers » sur Vlade Divac et Drazen Petrovic http://www.youtube.com/watch?v=zanji1I7Yd4

4 Cet article de France24 intitulé « Dictator or Icon » reflète bien cette ambivalence de sentiments envers Tito http://www.france24.com/en/20131206-dictator-or-icon-slovenians-recall-tito-new-exhibit?ns_campaign=editorial&ns_source=twitter&ns_mchannel=reseaux_sociaux&ns_fee=0&ns_linkname=20131206_dictator_or_icon_slovenians_recall_tito

 

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