Lettres Persanales : Lettre VI
Les paroles s’envolent

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12 juin
Cher Imaj,
Ne t’inquiète pas, je vais bien ! La vie est douce en Analistan depuis que le printemps est arrivé et que les températures sont repassées dans le positif. Ta dernière lettre m’a beaucoup fait rire, je te le confie. Cela n’a rien à voir avec toi, car je ne me permettrais pas de moquer une personne aussi importante que toi et d’ailleurs le Kibboutzmestre nous met toujours en garde contre les moqueries envers l’Occident car il répète à longueur de journée que « ces gens-là tolèrent l’humour comme ils tolèrent l’alcool », ce que j’interprète à la faveur de cette croyance populaire dans mon pays que les Européens de l’Ouest ne boivent pas ou peu de vodka et infligent même des restrictions à certaines catégories de population comme les enfants, les malades et les femmes enceintes (c’est plutôt le contraire chez nous).
Non, ce qui m’a fait rire c’est le fait que tu me compares à un oiseau. Car, en Analistan, ils ont été interdits depuis un certain temps du fait qu’ils faisaient baisser la productivité des champs. Nous les aimons et nous reconnaissons leur rôle pollinisateur bénéfique à la nature (« ils portent la radiation partout autour de nous », selon Mme Tsarbomba, notre professeur de physique nucléaire), nous ne sommes pas des barbares ! Mais depuis que le ministère de l’Autonomie Agraire a décidé qu’ils ne devaient plus picorer leur nourriture dans les sovkhozes, ils ont poliment été priés de partir. En conséquence il est bien difficile de m’imaginer en oiseau, d’autant qu’il aurait subi le même sort chez moi qu’avec ton ami Chico Lini.
J’aimerais ceci dit pouvoir devenir cet oiseau que tu me décris. Pas que j’envie la triste fin qui lui a été administrée par ton ami, mais qui parmi nous n’aimerait pas voler ? Ici en Analistan, seuls les nuages de fer issus des usines sidérurgiques ont le droit de traverser le ciel. Occasionnellement, nous devinons la forme minuscule d’un avion étranger qui refuse obstinément de venir atterrir sur notre sol. Notre pays, on ne s’y arrête pas vraiment. On le traverse. C’est dommage et ça me rend un peu mélancolique quand j’y pense longtemps. Un jour je serai peut-être cet oiseau. Ce jour-là, j’espère que tu m’ouvriras ta fenêtre.
Je t’embrasse,
Emil.