La Porte de Saint-Cloud Académie s’était un petit peu égarée
Georges et Paris retrouvent leurs fondamentaux.

[Les précédents épisodes du feuilleton anniversaire (ou presque) de Paris-Saint-Germain-en-Laye, c’est ici : épisode 1 – épisode 2 – épisode 3 – épisode 4]
17h15. Petit lotissement propret. Georges, à pied, remonte la rue bordée de pavillons flambants neufs et de panneaux « Voisins vigilants », agrémentés de quelques décorations de Noël. Il hâte le pas, bousculé par les bourrasques de vent glacial qui s’engouffrent dessous son pardessus (un comble). Déjà quinze minutes qu’il est sorti de la gare de ce petit bourg du Val-d’Oise, et sa destination lui semble s’éloigner toujours plus à mesure qu’il s’approche d’elle. Purée, elle est où, cette connerie de rue Balzac, rage-t-il en voyant se succéder les allées portant les noms de la traditionnelle clique de vieux compositeurs européens blancs cis-hétéros : l’Amadeus, l’Hector, le Ludwig, le Giuseppe… Il n’en manque pas un. Les joies de la grande couronne et de ses villes nouvelles, peste-t-il en obliquant enfin devant le panneau au nom de leur cousin littérateur à particule, ce bon vieil Honoré de.
Le changement de décor est flagrant. Aux bâtisses blanches immaculées et toutes identiques du lotissement précédent, lovées dans leurs splendides jardinets verdoyants et couverts de décorations lumineuses, succède la meulière noircie de vieux pavillons de banlieue décharnés, sans âge, corsetés dans leurs enceintes de murets fissurés, piqués de fer forgé tordu. Contraste renforcé par la brutale tombée du jour, plongeant dans la pénombre les quelques fioritures discrètes, aux couleurs délavées, chargées d’égayer les façades meurtries par le temps. Sous la lumière jaune crasse d’un lampadaire éreinté, Georges arrive devant le 123. C’est du moins le numéro qu’il déduit du gribouillis au feutre porté sur le crépis du portail, juste en-dessous de la trace fantomatique d’une plaque vraisemblablement tombée au champ d’honneur du vandalisme banlieusard.
La baraque, comme ses voisines, fait peine à voir. Aucune lumière ne filtre à travers les volets fermés, tant au rez-de-chaussée qu’à l’étage. S’il n’avait pas été invité par le propriétaire, il aurait juré en passant que l’endroit était abandonné. Il sonne, patiente. Aucune réaction. Il vérifie l’heure, sonne à nouveau, plus insistant. Il scrute la lucarne de la porte d’entrée, qui reste noire. Pas plus de mouvement à la troisième tentative. Sautillant sur ses talons en tentant de lutter contre le froid hivernal, il finit par tenter d’ouvrir le portail, qui ce faisant lui reste quasiment dans la main. Il entre, replace maladroitement la porte dans son gond, traverse les quelques pas qui le séparent du porche. Trois marches, le voilà sous l’auvent dont le jaune pisse est renforcé par la lumière ton sur ton du lampadaire, qui peine à filtrer à travers l’amas de feuilles mortes accumulé sur le verre grossier.
Il lève le poing et s’apprête à frapper à la porte lorsqu’il remarque une petite cloche rouillée suspendue au linteau. Pas plus bête qu’un.e autre, Georges s’en sert, forcément. Le tintement grinçant de l’instrument est immédiatement suivi d’un fracas épouvantable à l’étage de la bicoque. Après quelques instants de silence, une dégringolade dans les escaliers se fait entendre, et la porte s’ouvre brusquement sur un petit homme mal froqué qui poursuit une succession ininterrompue d’excuses qu’il semble avoir débuté avant même de se trouver face à son visiteur : « … encore désolé, je n’avais pas vu passer l’heure, je classais mes albums de 1977, vous devez être Georges, n’est-ce pas, entrez je vous prie, veuillez excuser le désordre, c’est que je n’ai pas eu le temps de faire de la place aujourd’hui, je n’ai pas de café mais j’ai de la soupe de navets si vous voulez, quel terrible hôte je fais, ne vous embarrassez pas, posez votre manteau où vous pouvez, vraiment cet endroit est impossible, c’est que je ne reçois pas souvent aussi, haha, ça non, alors vous comprenez, pardonnez-moi, mais s’il vous plaît, faut pas rester debout, asseyez-vous, mettez-vous à l’aise, je dois juste aller chercher… »
Après l’avoir emmené à travers un couloir étroit flanqué de murailles de vieux journaux jusque dans une petite cuisine maussade, visiblement la seule pièce plus ou moins bien entretenue du lieu, l’homme disparaît aussi vite qu’il est apparu, emportant avec lui son interminable flot de paroles à l’étage. Il reparaît bientôt, enfilant un pull troué, continuant de discourir à haute voix alors qu’il bataille à la fois avec ses manches trop longues, les marches branlantes et les piles de papiers poussiéreux qui encombrent l’escalier : « … mais avant tout, il me faut vous dire que je n’ai pas tout ici, j’ai dû stocker quelques-unes de mes archives dans un garde-meubles du coin, ce ne sont évidemment pas les plus intéressantes mais si ça vous intéresse je peux nous y conduire en solex, à pied ça fait une petite trotte, et je ne sais pas à quelle heure ils ferment ces temps-ci, avec cette maudite pandémie, voyez, on ne peut plus rien faire, c’est terrible, oh pour ma part je n’ai pas peur, non, mais tout ceci est vraiment terrible, et… »
Il s’interrompt enfin pour engloutir d’un trait un verre d’eau qu’il venait de se servir. Georges, assis à la table en formica, en profite pour prendre la parole pour la première fois de leur entrevue, jusqu’à présent à sens unique : « Écoutez mon vieux, venons-en au fait, si vous le voulez bien. Si je vous ai contacté, c’est pour me faire une idée claire et concise de l’histoire de Paris-Saint-Germain-en-Laye. Ou Saint-Germain-des-Prés, Saint-Germain-l’Auxerrois, je sais plus. C’est justement ça le problème, je ne sais concrètement rien de cette connerie de club. Je débarque il y a cinq ans sur Horsjeupointnet (purée, quel site !) pour académiser les débuts triomphants d’un soviet-équipe dont je pensais qu’il avait cinq ans d’âge, et je me rends compte en voulant lui souhaiter son dixième anniversaire que ce petit morveux est en fait bien plus vieux qu’il n’y parait. Alors ce que j’attends de vous, c’est que vous me racontiez de manière précise et concise – par pitié – ce qu’il en retourne. Merci. »
Le type, visiblement peu habitué à la fermer, reste la bouche entrouverte pendant la tirage de Georges. Il prend son souffle à chaque instant comme pour reprendre la parole honteusement volée, mais son invité n’entend pas se laisser interrompre avant d’être allé au bout de sa requête. Une fois celle-ci achevée, un bref et miraculeux silence s’impose tandis que le gonze pondère sa réponse. On a même le temps d’entendre au-dehors un vieux train de marchandises, dont le passage ébranle quelque peu les murs de la bâtisse. Après une interruption salutaire bien que trop courte, l’homme reprend le cours de son torrent de paroles, prenant heureusement en compte la demande de Georges au passage :
« L’histoire de PSG, mais en voilà une grande question, pour vous répondre il faudrait en passer par des vertes et des pas mûres, et il nous faudrait bien un mois ou deux devant nous, haha, mais je vais tâcher d’être bref bien sûr, prenez donc de la soupe, non ? Bon, ne la laissez pas refroidir, hein. Ah, je ne l’ai pas faite chauffer, au temps pour moi, donc PSG, et bien c’est d’abord le vide du football à Paris qu’il faut raconter, voyez, enfin, le vide des années 60 plutôt, parce qu’avant il y avait le Racing, il y avait le Stade français, il y avait le CA Paris, il y avait le Red Star bien sûr, qui est resté mais qu’on ne pouvait pas décemment à cette époque considérer comme un club parisien, comprenez, à moins de le déménager au Parc, mais quelle pagaille ç’aurait été avec les cocos de Saint-Ouen, haha, non, il fallait une équipe au Parc, mais tout le football professionnel parisien s’était débandé, et pourtant c’était de grosses institutions, presque centenaires à l’époque, déjà ! Je vous dis ça, on est donc à la fin des années 60, la crise du professionnalisme, la France de Pompidou, Mai 68, Auxerre qui grimpe en Division 3… Bref, il faut une équipe pour remplir le stade, alors on en crée une, à partir de rien, ce sera le Paris FC, par souscription populaire directement lancée par la 3F, mais le PFC reste une coquille vide (comment ça, comme aujourd’hui ?) jusqu’à sa fusion avec l’équipe du Stade Saint-germanois, en 1970, tout juste promu en D2, et qui donne donc naissance au Paris-Saint-Germain Football Club, attendez, j’ai encadré la une de l’Épique de l’équope, pardon, la une de l’Opique, euh… Enfin, vous avez compris, quoi… »
Georges suit le type des yeux alors qu’il s’interrompt, presque religieusement, pour aller décrocher un grand cadre du mur de l’entrée. Il revient le lui présenter, comme il offrirait une icône à l’adoration des fidèles. La une du quotidien semble préservée avec une méticulosité proche de la psychose. Sous le regard de l’homme qui espère – voire même intime – l’émerveillement et la fascination chez celui à qui il fait l’honneur de dévoiler son inestimable relique, Georges se sent contraint de feindre une scrupuleuse observation de la bête feuille de chou mise sous verre. Il finit par briser le silence d’église instauré par le rituel pour reprendre son enquête :
« Mais alors, qu’est-ce qu’ils ont fait après ? Comment se fait-il qu’on n’ait jamais entendu parler d’eux avant l’arrivée du grand Yougo d’il y a dix ans ? »
Un temps. Le visage de l’homme s’assombrit. Ses doigts se crispent sur le cadre qu’il tient toujours, posé sur la table. Presque imperceptiblement d’abord, il frémit, puis fulmine. Ses narines se dilatent et ses yeux s’ouvrent largement d’étonnement, avant de se froncer d’une colère palpable, qu’il fait sourdre dans sa voix. Jusqu’à présent portée par l’enthousiasme déraisonné et la bousculade des mots pouvant à peine suivre le rythme effréné de ses pensées, elle se module à ce moment plus gravement, lourdement, chaque mot, chaque silence étant bien pesé, et jeté comme une pierre au visage du malandrin, du criminel, de l’hérétique qu’il avait naïvement laissé entrer dans son temple de dévotion, et qui venait là de révéler son véritable visage, celui du mépris, de l’offense, de la trahison :
« Jamais entendu parler ? Quarante-sept saisons sans discontinuer dans l’élite du football français depuis 1974, jamais entendu parler ? Deux titres de champion, neuf podiums, huit coupes de France, trois coupes de la Ligue, cinq finales domestiques avant 2011, jamais entendu parler ? Une coupe d’Europe, une finale, deux demi-finales avant 2011, jamais entendu parler ? Dahleb, Bathenay, Pilorget, Fernandez, Rocheteau, Susic, Djorkaeff (père et fils), Lama, Weah, Ginola, Raí, Ronaldinho, Pauleta, jamais entendu parler ? »
Tout en discourant, il appuie son propos en brandissant le cadre du fameux acte de naissance, le levant à chaque fin de phrase, montant la voix de concert avec ses bras, présentant cette pièce maîtresse de sa collection comme une preuve irrévocable. Il s’interrompt alors un temps, la pose sur la chaise à côté de lui, contre le dossier, face à Georges, le mettant face à la vérité faite page de journal sportif, dans une mise en scène symbolique un brin lourdingue. L’effet est le même qu’une tentative de punchline de Valérie Pécresse en meeting LR. Le gaillard n’en tire pas moins une contenance renouvelée, et poursuit sa tirade d’un ton péremptoire :
« Ce club n’a pas attendu 2011 pour être grand. Aucun club en France n’a fait autant en si peu de temps, ces quarante premières années d’existence. Ce qui se passe depuis la reprise d’il y a dix ans, ce n’est pas une naissance, ce n’est pas une révolution. C’est une histoire qui se poursuit, simplement. Une histoire qui a déjà marqué le football français de son empreinte bien avant que vos copains du Qatar ne viennent en faire leur petit jouet de dictateurs, leur tête de gondole diplomatique, leur signature marketing. »
Il s’interrompt à nouveau, fixant sa victime, faisant peser sur lui un silence pesant et résonnant comme un bourdon de cathédrale. Lui qui semblait avoir jusque-là le vide de paroles en horreur, il manie désormais ce silence de mort d’une dextérité maligne, cruelle, assassine. Georges soutient difficilement son regard, esquissant même un mouvement de recul lorsque l’homme pose lourdement ses mains sur la table, face à lui, faisant presque valdinguer le bol de soupe même pas réchauffée qu’il avait posé là. La cuillère tinte encore sur l’émail alors qu’il lève la main et tend vers lui un doigt acéré qui le met littéralement à l’index :
« Je vais vous dire une bonne chose. 2011, ce n’est rien. 30 juin 2011, rien d’autre qu’une signature sur un contrat, qu’une date parmi d’autres. » Ce faisant, il ouvre le bras vers les piles d’archives grisâtres qui s’entassent dans l’entrée jusqu’à déborder dans la cuisine : « Des dates, il y en a tellement d’autres ici. Et autrement plus belles. Des 29 août 1970, une première victoire. Des 10 novembre 1973, une première au Parc (face au Red Star, en D2, en lever de rideau d’un match du PFC, si c’est pas beau). Des 17 mars 1982, un premier drame humain (repose en paix, Jean-Pierre (mais non, Adams, pas Pernaut, purée d’ignare)). Des 15 mai 1982, une première coupe. Des 25 avril 1986, un premier titre de champion. Des 8 mai 1996, un premier titre européen. Des 29 mars 2008, une honte natianale contre Lens. Peut-être pas la première, certainement pas la dernière – on attend encore le résultat de ce soir pour ça, té. Alors, votre 30 juin 2011, votre anniversaire à deux ronds, vos Zlatan, vos Némarre et vos Lionel, vous les prenez, et vous vous les foutez où je pense. Du balais. Ouste. Zou. »
Aussi abruptement qu’il était entré, Georges est poussé dehors, tant par le geste que par la parole. Il ne résiste pas, laissé hébété par le sermon du gonze. La porte se referme derrière lui, faisant tout à coup clignoter quelques secondes, dans l’ébranlement de la façade décrépie, la lanterne du porche qui était restée éteinte jusqu’alors. Il l’observe un temps crépiter de sa lumière blanche et crue de néon avant de rendre l’âme définitivement. Georges descend les quelques marches du perron, traverse le jardin, franchit le portail en manquant une nouvelle fois de le sortir de ses gonds ébranlés, et se retrouve de nouveau dans la rue Balzac. Il se retourne, embrasse le pavillon noirci du regard, son ambiance digne de Corneau, et s’en va.
Sur le chemin, une chose l’obsède. Dans l’amoncèlement d’informations qui lui ont été jetées cet après-midi-là, une phrase a étrangement marqué son esprit au milieu du plaidoyer redondant du type. « On attend le résultat de ce soir ». Quel résultat ? L’homme évoquait alors la possibilité d’une nouvelle honte, d’un nouveau désastre, au retentissement natianal, voire plus. Mais à quelle possible déconvenue se préparait-il ce soir-là, avec tant de certitude ? Il y avait bien, prévu ce soir-là, un mâche de coupe contre un obscur club de mineurs de l’Avesnois, là-haut, à Valenciennes. Mais PSGEL n’était certainement pas l’Ohème, et n’avait pas pour habitude de se ratatiner comme un paquet de figues sèches sous vide à la moindre Association sportive forézienne Andrézieux-Bouthéon venue. Alors quoi ? Quelle honte insurmontable pouvait bien menacer le club parisiano-saint-germanois, ses vedettes et ses pétrodollars, largement en tête du championnat, en ce morne mois de décembre ?
Décembre ?
Le mot tinte comme une cloche d’alarme pour Georges. Il s’arrête. Il lève la tête, qu’il avait gardée baissée, fixant le bitume humide, alors qu’il remontait la rue vide en ruminant, perdu dans ses réflexions. Le ciel était-il aussi clair lorsqu’il était arrivé ? Il se retourne. La maison dont il sort tout juste est bien là, à portée de regard. Étrangement, il discerne maintenant mieux les détails de celle-ci que lorsqu’il était face à elle, tout à l’heure, en arrivant. Est-ce qu’il faisait encore jour, à ce moment-là ? Levant un sourcil ancelottesque, il tire sur sa manche et consulte sa montre : 18h30. Est-ce qu’il ne fait pas déjà nuit, en décembre, à cette heure-ci ?
Cette soudaine clarté vespérale, à l’approche du solstice d’hiver, le laisse incrédule, tout comme cet étrange redoux après la bise glaciale de tout à l’heure. Malgré tout, après un temps à rester planté là, le nez en l’air, il finit par hausser les épaules, et poursuit son chemin. Ce ne serait pas la première fois – ni la dernière, à en croire les Greta, GIEC et autres catastrophistes aux noms gutturaux un brin germanisants (comme par hasard) – que le climat s’affranchirait de ses propres règles en ces temps troublés. Il débouche dans le lotissement flambant neuf qu’il a traversé en venant. Maintenant qu’il y pense, où sont passées les maudites décorations de Noël qui ornaient tous ces pavillons identiques (identiques aussi les décorations d’ailleurs, merci la standardisation) ?
Un doute s’installe en lui tandis qu’il attend le train de banlieue centrifuge qui le ramènera au cœur battant de la grande ville. Combien de temps avait-il passé dans la baraque de ce type louche ? Une heure à peine, à en croire sa montre. Mais dans son esprit, une petite éternité. Il remarque alors, sur le tableau d’affichage qui lui annonce trois quarts d’heure de retard pour un malaise voyageur (encore un bourgeois qui s’est essayé sans succès aux sensations fortes du transport en commun), qu’est inscrite la date du jour : 9 mars 2022. Il sort de sa poche le ticket de train qu’il avait utilisé à l’aller. Malgré son aspect de chiffon, froissé par quelques heures dans sa poche, il peut encore déchiffrer la date de compostage : 19 décembre 2021.
Il s’y remet à deux, trois, quatre fois, mais le constat reste le même : soit la RATP a oublié de remonter l’horloge des portiques d’entrée de la gare Saint-Lazare, soit il vient de passer près de douze semaines dans un pavillon de banlieue du Val-d’Oise. Sans s’en rendre compte. Presque trois mois, qu’il a vus se dérouler en une heure et demie, au plus. A n’y rien comprendre.
Georges regarde autour de lui, d’un air désespéré. Il trouve ce qu’il cherchait : un petit vieux qui patiente sur le quai d’en face, caché derrière un fameux journal sportif reconnaissable entre mille. Sans attendre, l’académicien se précipite : il saute sur le ballast et traverse la voie ferrée sans prendre de détour. À l’ancienne. Il se plante devant le type et, sans un mot d’introduction, se saisit de son journal. Le gars se récrie, bien sûr. Georges le remet à sa place d’un air de défi : « Je dois vérifier un truc, reste tranquille, papy. »
Il ne tarde pas à trouver ce qu’il cherche. Dans une double page qu’il traverse en diagonale, le quotidien annonce la grande affiche du soir : Paris-Saint-Germain-en-Laye affronte le Réal madridiste en huitième de finale retour. Victoire 1-0 à l’aller, au Parc. But de Kiliane (sans blague) dans le temps additionnel (original, tiens). Blabla l’incertitude sur Neymétatarse, blabla les démons montebourgeois de la remontada, blabla les vélléités de départ de Kyky, et puis le maillot third rose, le cul de Zizou sur la commode, et tout le tintouin.
Du sensationnel, de l’inédit, en somme. Les mêmes marronniers que tous les ans à cette période. Sauf qu’aux dernières nouvelles, on n’était pas encore à cette période. Georges était entré dans le musée bleu et rouge de l’autre hurluberlu à la fin des mâches aller du championnat, il en sortait pour le fameux mâche retour de coupe d’Europe et son inévitable fiasco printanier. Trois mois d’hibernation. Littéralement. Allez expliquer ça à Pôlemploi pour récupérer vos droits après avoir raté votre séance de formation obligatoire.
Non pas que l’idée lui déplaisait tant que ça, en fin de compte : chaque saison, entre décembre et mars, entre le moment où PSGEL est sacré champion d’automne une main dans le slip en mettant quinze points dans la vue de ses poursuivants éreintés, et celui où il se rabote les dents sur son scrotum en mondovision malgré ses deux buts d’avance à trente minutes du terme en coupe d’Europe, ce sont trois mois d’ennui mortel qui attendent le suiveur de PSGEL. Hiberner, c’était une façon pratique de s’épargner les journées de championnat et tours de coupes natianales interminables disputé.e.s contre des seconds couteaux désossés dans les grandes largeurs, dans l’attente de la grande échéance européenne et de la fameuse désillusion qui l’accompagne.
Mais là, de se rendre compte que c’était effectivement arrivé, qu’il avait sauté sans s’en apercevoir au-dessus de ces trois mois maussades qui lui foutaient le bourdon à chaque nouvel année qui se profilait, c’était tout de même un coup à perdre la boule pour de bon. Qu’est-ce qui s’était passé, bon sang de merde ? Dans quelle faille spatio-temporelle avait-il foutu les pieds en entrant chez cet archiviste du dimanche en décomposition avancée ? Et de se rendre compte dans la foulée que cet énergumène-là, par contre, n’avait pas semblé touché par ce saut dans le temps, puisqu’il annonçait déjà, à la fin de leur entrevue, le fameux mâche retour de ce soir et la déconvenue annoncée qui lui était associée. Ce mâche du 9 mars 2022 à Madrid, il en avait connaissance, c’était ce soir, ça allait sans le dire, c’était comme une évidence, alors même qu’il lui avait ouvert la porte presque trois mois plus tôt.
Les circonstances de ce scénario digne d’un mauvais Nolan continuèrent de le travailler pendant toute la durée de son retour sur Paris. Arrivé dans un vieux troquet de ses habitudes, il se pose au comptoir, commandant machinalement une Salers tout en tournant la tête vers le poste de télévision allumé au fond de la salle. La rencontre est sur le point de débuter. Alors que les joueurs commencent à gesticuler sur le rectangle vert, il se questionne toujours, tâche de se raccrocher à quelques bribes de souvenirs pouvant expliquer l’inexplicable.
Une image lui vient, un éclair. Mi-décembre. Lui, devant son ordinateur, la page blanche sur Horsjeu.net (purée de ragoût de hachis de merde, quel site !). Il commence à taper quelques lignes. Il s’arrête : panne sèche. Il finira plus tard. Le fil des mâches insignifiants se déroule, lentement, sûrement. Il se raccroche au suivant. Puis à celui d’après. Les semaines s’égrènent comme les points gagnés à l’arrache dans le temps additionnel sur un but moisi d’Icardoche, et les lignes peinent à se multiplier dans son académie. Le suivant sera le bon, il y croit. L’élimination en coupe, bon, peut-être pas, mais le huitième de finale aller, c’est bon, il l’académisera, ça c’est sûr. C’est sa ligne de mire, sa cible immanquable. Bingo : elle lui passe sous le nez.
9 mars 2022. Sans vraiment s’en apercevoir, le voilà qui vient de passer trois mois à écrire le même texte, à le reprendre inlassablement, à le réactualiser à chaque mâche dans l’espoir de le voir naître enfin définitivement. Qu’est-ce qui l’a empêché de le finir plus tôt, ce purée d’article ? Les aléas de la vie, a-t-il envie de répondre. Une jolie manière, poétique, de parler de flemme, de chômage et de dépression. Surtout de flemme, en définitive (vous bilez pas trop pour moi les marlou.e.s). Et puis merde, pile poil au moment où il était bien chaud, où ça allait enfin pouvoir se faire, bim, le gros site qui le lâche, Horsjeu point net aux abonnés absents. La vacherie, on va pas pouvoir écrire alors qu’on avait envie, merde quoi.
L’espoir qui renaît cependant quelques jours plus tard, quand le demi-frère caché jusqu’alors, Horsjeu.org, sort de l’ombre pour sauver la patrie. On allait pouvoir se remettre au travail. Mais y avait un truc qui n’allait pas. N’allez pas penser qu’on était encore sous l’emprise de la flemme, non non, toujours la rage d’écrire au ventre, prêt à en découdre, hein. Mais malgré tout… Même si c’était une copie conforme… Même si c’était exactement le même site… Y avait quand même quelque chose qui le rendait pas engageant, ce HorsJeu.org. Y avait anguille, un mauvais feeling. Alors on a préféré attendre le retour du canal historique pour s’y remettre. Question de principe, voilà tout. Faut pas forcer ce genre de choses. Croyez-y si vous voulez, je vais pas vous obliger.
Bon. Le voilà devant ce foutu mâche maintenant. Avec un HorsJeu.net qui remarche en prime (on se répète, mais purée, quel site, même quand il était en point orgue). Pas la peine de vous refaire le film dans les grandes largeurs, PSGEL a encore une fois dépassé toutes nos espérances : une belle déconvenue européenne comme on les aime, renouant brillamment avec les traditions du monde d’avant ; une énième répétition du drame antique cent fois répété, mais qui pourtant parvient encore à nous surprendre par la hauteur toujours plus grande à laquelle l’équipe s’échine à grimper avant de se laisser chuter d’elle-même dans le gouffre fangeux. Plus ce club se fait beau, plus il se voit beau, plus on le croit beau, et plus il est beau à voir tomber, se lourder, se ratatiner. Du grand art. Chapeau, messieurs.
Les mots manquent pour décrire la beauté de cet échec que l’on jurerait désiré tant il se trouve toujours au centre de toutes les craintes, de toutes les peurs, de toutes les angoisses. Ils ont fini par venir pour achever cette académie perdue dans les limbes pendant de longs mois, et cette dernière occurrence en date de la désormais célèbre déconvenue printanière de PSGEL n’est pas étrangère à ce soudain regain d’inspiration. Rien que pour ça, et pour toutes les autres lignes que tes sempiternels déboires ont inspiré ici, et malgré tout ce que je peux penser de mal de toi : merci d’être ce que tu es, mon bon vieux Paris-Saint-Germain-en-Laye.
Georges Trottais
P.S. : Bon, et sinon, pour parler sérieusement : quel plus beau moment que cette belle élimination comme à l’ancienne pour conclure un beau feuilleton anniversaire (ou presque) ? Non ? De quoi la flemme ? Qu’est-ce qu’elle a la flemme ?